Que faire de la lutte des classes ?

Écrit par Gérard LS le . Publié dans Social-Démocratie

     Comme le montre la sociologie de Pierre Bourdieu, les luttes de classes sont aussi des luttes symboliques pour la production et l'imposition de la représentation légitime du monde social. Il est ainsi de bon ton de nos jours de moquer ce qui serait la nostalgie d'une vieille classe ouvrière seule authentiquement révolutionnaire parce que n'ayant à perdre que ses chaînes... « Vieilles lunes », ricane-t-on de droite à gauche... Vaste classe moyenne intégrée, veulent se convaincre les uns ; peuple, gens, 99%, multitude... proclament les autres ! Il ne saurait être question bien entendu de minimiser les évolutions survenues dans ce qu'on appelle parfois le « groupe ouvrier » que l'on subsume alors sous l'appellation plus générale de « classes populaires » (voir Julian Mishi et al., « Le groupe ouvrier : transformé mais toujours là », www.metropolitiques.eu, 25.11.2013). Il faut cependant remarquer que nombreux sont ceux qui ont tout intérêt à entretenir la confusion entre ce qui serait une « disparition » de la classe ouvrière et la « marginalisation de fait des ouvriers et employés dans la vie politique et l'espace public », voire une « invisibilisation des groupes dominés » dues en particulier aux défaillances électorales du PCF (Julian Mishi, Le communisme désarmé. Le PCF et les classes populaires depuis les années 1970, Agone, 2014, p.291). L'objectif est toujours le même : occulter faute de la supprimer la diabolique réalité de la lutte des classes. A droite comme à gauche où certains croit pouvoir compenser leur renoncement à la lutte des classes par un discours qu'ils veulent radical mais qui n'est que d'une navrante démagogie du genre : « Qu'ils s'en aillent tous ! », slogan utilisé dans un tout autre contexte en Argentine en 2001.

     Les classes sociales ne sont pas des substances ou des essences mais des relations dans le système des rapports sociaux de production. Sans s'y réduire, l'opposition primordiale et irréductible est celle qui oppose dans le champ économique ceux qui n'ont que leur force de travail à vendre et ceux qui ont les moyens de l'acheter pour en tirer profit. L'exploitation capitaliste va bien au-delà de ce qu'on appelle avec condescendance la « classe ouvrière traditionnelle » et structure la société en un antagonisme inexorable que de toute part on tente de nier, d'effacer, de minimiser... Les idéologues de la bourgeoisie vont s'efforcer d'inventer des clivages factices, par exemple entre « ceux qui travaillent » et « ceux qui profitent des aides sociales », comme le remarque Daniel Gaxie (HD, 23/29.11.2017) ou, de manière pseudo-savante, entre des « insiders » et des « outsiders », ou encore de façon grossière entre les « Français » et les immigrés...

     Il va de soi que la dimension économique n'est pas le seul mode de détermination des comportements des agents sociaux et « l'espace social est un espace multidimensionnel, ensemble ouvert de champs relativement autonomes, c'est-à-dire plus ou moins fortement et directement subordonnés dans leur fonctionnement et leurs transformations au champ de production économique » (Pierre Bourdieu, « Espace social et genèse des classes », Actes de la recherche en sciences sociales, 52-53, juin 1984). Mais « subordonnés »... L'appartenance sociale, sans être le seul, est ainsi le facteur essentiel, décisif, de la constitution par tout individu de l'ensemble de ses dispositions à comprendre, penser, agir que l'on désigne, en sociologie, par le nom d'habitus. La lutte des classes traverse ainsi tous les aspects de la vie des sociétés.

     La lutte anticapitaliste est centrale dans le combat général pour l'émancipation. Les luttes féministes, antiracistes, etc. ne sont pas subalternes mais privilégier les unes aux dépens de l'autre, c'est tomber dans le piège d'une bourgeoisie qui a fait sienne la formule cynique que Giuseppe Tomasi di Lampedusa met dans la bouche de Tancrède, le « révolutionnaire » opportuniste : tout changer (sociétalement) pour que rien ne change (socialement). Racisme et sexisme ont partie liée avec l'oppression capitaliste, ce qui explique qu'une femme de ménage noire subira toujours plus de discriminations qu'une femme patron ou qu'un capitaliste noir. Que la droite récuse et combatte cette perception du monde social ne surprendra pas. Qu'un projet politique comme celui de J-L Mélenchon  s'en gausse et l'abandonne étonne davantage, surtout si c'est pour lui substituer une opposition sommaire élite/peuple que l'on va voir, hélas, sociologiquement mal fondée, politiquement non-opératoire, idéologiquement sans contenu de classe...

 

NIR 195. 10 décembre 2017