Le « peuple » contre les classes populaires
Dans l'opposition élémentaire oligarchie/peuple, nous avons vu les insuffisances de la notion d'oligarchie. Restent les incertitudes de la notion de peuple. Celle-ci est une catégorie politique et comme toutes les catégories politiques elle est le produit d'une construction historico-sociale. Dans ces conditions, elle ne peut être univoque. Alain Badiou, par exemple, distingue quatre sens du mot « peuple ». Deux négatifs : le premier fondé sur une identité fermée de type racial ou national, le second sur la moyennisation conformiste d'une population « libre de consommer les vains produits dont le Capital la gave » ; deux positifs : le premier constitué dans les luttes de libération anticoloniales et anti-impérialistes, le second comme rendu à sa plénitude par le dépérissement de l'Etat sous « les espèces des politiques communistes » (« Vingt-quatre notes sur les usages du mot peuple » dans Qu'est-ce qu'un peuple, Collectif, La Fabrique, 2013 pp.20-21). On rejoint ici le principe même du Contrat social (1762) de J.J. Rousseau : la souveraineté du peuple qui est l'exercice de la volonté générale est inaliénable, « si le peuple promet simplement d'obéir, il perd sa qualité de peuple » (Du contrat social, Editions sociales, 1968, p. 79). La souveraineté populaire ne peut donc ni être remise à un maître ni déléguée à des représentants.
L'idéologie dominante a toujours défini le peuple négativement par rapport à de supposées élites. En 1690, le Dictionnaire de Furetière, rival de celui de l'Académie française, considère que le peuple se dit « plus particulièrement par opposition à ceux qui sont nobles, riches ou éclairés » (cité par Deborah Cohen, La nature du peuple, Champ Vallon, 2010, p.23). En 1755, un certain abbé Coyer concède que le peuple est bien « composé d'hommes » (au sens générique du terme. GLS) « mais il est à propos qu'il l'ignore toujours, et je ne le dis qu'aux riches, aux grands et aux ministres qui pourront comme auparavant abuser de l'ignorance du peuple » (idem, p.413). Après 1789 et sa reprise en main par la bourgeoisie, il faut attendre le XIXème siècle pour que les théoriciens du socialisme refondent le peuple à partir et autour de la classe ouvrière en s'appuyant sur la réalité déshumanisante de l'exploitation capitaliste. C'est ainsi que ce n'est pas la théorie marxiste qui a « déclaré » la lutte des classes mais la lutte des classes qui a généré la théorie marxiste. Les possédants avait déjà élaboré, contre Rousseau mais avec Montesquieu, leur propre pensée politique, le libéralisme, conçu explicitement -tout en proclamant son universalité- pour confisquer, détourner et, au besoin, réprimer l'expression de la souveraineté populaire.
Avec Chantal Mouffe -référence à la mode pour une partie de la gauche dite radicale-, on assiste à une incroyable régression théorique. A partir de la « population » comme « entité empirique » et du « social » comme « espace discursif », le peuple n'est plus conçu que comme un « discours », une spéculation intellectuelle où l'oppression et les luttes ne sont vues qu'avec le détachement qui sied au penseur. Comme dans un univers platonicien où il y aurait quelque part une idée de « peuple » que le philosophe a pour mission de révéler aux yeux des masses éblouies ! A l'inverse, ainsi que le remarque Guillaume Roubaud-Quashie, « chez Marx, ce n'est pas le verbe qui permet de passer d'un prolétariat en soi à un prolétariat pour soi, c'est par les luttes et les relations dialectiques que le prolétariat entretient avec les autres classes qu'il prend conscience de lui-même » (entretien sur le site Le Vent se lève, « Le populisme fleurit là où on masque la lutte des classes »).
Certes, Guillaume Roubaud-Quashie convient, dans Cause commune, que la conscience de classe, ne coule pas de source et l'action collective en ce jour piétine mais le combat des classes populaires pour leur émancipation est une longue suite de victoires et de défaites provisoires (voir Michelle Zancarini-Fournel, Les luttes et les rêves. Histoire populaire de la France de 1685 à nos jours, Zones, 2016). On peut s'étonner alors de l'étrange obstination consistant à rejeter la notion de classe au profit de celle de peuple. Ne s'agirait-il pas d'écarter les classes populaires du rôle dirigeant dans la lutte contre le capital et cela au profit de la petite bourgeoisie intellectuelle, fraction de classe choyée par le mélenchonisme mais qui a du mal à dissimuler son mépris de classe à voir comme elle aime rire, ainsi que l'a bien remarqué Jean-Claude Michéa, des beaufs, Deschiens, Bidochons et autre Dupont-Lajoie, caricatures grossières des classes populaires ?
NIR 198. 5 février 2018