Effacer la classe ouvrière

     De la social-démocratie officielle au mélenchonisme en passant par quelques idéologues affichant avec ostentation un « post-marxisme » confortable, on retrouve un même objectif : invisibiliser voire disqualifier les classes populaires quand ce n'est pas carrément effacer la classe ouvrière de tout projet d 'émancipation sociale. Chantal Mouffe fait ainsi le curieux reproche au marxisme d'avoir « essentialisé » la classe ouvrière en en faisant « l'agent privilégié » -faute impardonnable chez les petits-bourgeois- de la transformation politique (Agonistique. Penser politiquement le monde, Beaux Arts de Paris éditions, 2014, pp. 102-103). Contre-sens absolu. Comme si le prolétariat était une pure « essence » réduite à la seule qualité d'instrument révolutionnaire sorti tout armé du cerveau malade de Marx pour servir son infâme dessein de guerre des classes ! Comme si le prolétariat n'était pas le produit très concret de la nécessaire exploitation par le capital de la force de travail ! Comme si le facteur déterminant dans l'histoire n'était pas « la production et la reproduction de la vie réelle » !

      A condition de préciser que le facteur économique est déterminant « en dernière instance » comme le précise Engels (Florian Gulli et Jean Quétier, Découvrir Engels, les éditions sociales 2017). Ce qui signifie que le facteur économique n'est pas le seul  déterminant des hommes dans l'histoire, qu'il y a une pluralité de causes aux actions humaines sans que pour autant elles aient toutes la même portée. C'est l'image de l'édifice où la « situation économique » est la base sur laquelle s'étage une « superstructure » composée de plusieurs niveaux, la politique, le droit, l'idéologie, etc. d'importance causale inégale. Ainsi, la situation économique n'est pas le seul facteur explicatif, « elle est cependant le niveau qui a le plus de poids, celui qui détermine en dernière instance (ou en dernier lieu, si l'on préfère. GLS) tout l'édifice » (Florian Gulli et Jean Quétier, p.80). Aucun « post-marxisme » n'a, à ce jour, démontré le contraire et le philosophe Slavoj Zizek a bien raison de considérer que « la lutte des classes est le principal facteur déterminant de notre vie politique -déterminant dans le bon vieux sens marxiste de détermination en dernière instance » (l'Humanité, 11.12.2017). Et Zizek précise que les luttes sociétales (féminisme, LGBT... ) aussi légitimes et cruciales qu'elles soient peuvent néanmoins « être cooptées par le libéralisme le plus mainstream contre « l'essentialisation » des classes sociales par la gauche » afin de ringardiser voire de proscrire le seul défi qu'il craigne vraiment : celui de la lutte des classes.

       On regrettera d'autant plus que J.L Mélenchon en renonçant à la notion de classe participe à la disqualification des classes populaires diluées dans son concept mou et incertain de « peuple ». On y croise le dédain des « revendications corporatistes des salariés » (L'Ere du peuple, p.87), le mépris des luttes syndicales, l'inutilité du combat de classe dans l'entreprise, lieu de l'exploitation, au prétexte que tout le monde se retrouverait dans les « mouvements urbains » des rues et des places à l'exemple d'Occupy, des Indignados, de Nuit Debout, événements sans doute honorables mais dont le potentiel révolutionnaire reste à prouver. On peut se demander si ce dénigrement du lieu de travail comme « identité politique d'un mouvement social » (selon les mots de J.L. Mélenchon) n'est pas dû au fait que les chevau-légers de la France insoumise n'y sont pas toujours reçus avec les égards qu'ils pensent mériter et qu'ils peinent à s'y implanter. On fait alors de nécessité vertu.

     Avec le développement d'un prolétariat des services surexploité qui compense la baisse numérique du prolétariat industriel, les classes populaires sont toujours majoritaires dans ce pays et, ainsi que le fait remarquer le sociologue Jean Lojkine, l'opposition « culturaliste entre les luttes ouvrières dans l'entreprise et les luttes urbaines des couches intellectuelles est hors de propos » (l'Humanité, 23.11.2017). Pour Roger Martelli, le peuple, c'est d'abord une réalité sociologique, catégories populaires, monde des subalternes, des exploités, des dominés (l'Humanité, 6/7/8.10.2017). Une réalité sociologique qui disparaît dans les « multitudes urbaines » postulées par J.L. Mélenchon et censées se mobiliser par la seule vertu des réseaux sociaux et d'internet dont on sait que la maîtrise appartient à une petite bourgeoisie intellectuelle qui n'est pas par hasard le fond de commerce du mélenchonisme.

 

NIR 199. 19 février 2018