De quoi le « populisme de gauche » est-il le nom ?

Écrit par Gérard LS le . Publié dans Social-Démocratie

   On ne peut qu'être reconnaissant au Média, la télé de la France insoumise, d'avoir donné la parole à l'historienne Annie Lacroix-Riz dans un entretien de 35 mn avec Aude Lancelin. Annie Lacroix-Riz est une des meilleures spécialistes de l'histoire de la France contemporaine. Son domaine de recherche fait cependant scandale dans le champ feutré de l'historiographie académique : c'est le comportement politique des élites dont Annie Lacroix-Riz montre, archives irréfutables et impitoyables à l'appui, qu'une grande partie d'entre elles imagina, dès les années 30, de s'appuyer sur le nazisme et le fascisme afin de protéger ses intérêts et de combattre le communisme. Dès ces années-là  naît la collaboration qui s'épanouira sous Vichy. L'historiographie dominante qui vit toujours dans le pieux mensonge selon lequel la société française aurait été immunisée contre le fascisme ne pouvait qu'ostraciser les travaux d'Annie Lacroix-Riz. Celle-ci montre en particulier que l'antisémitisme était structurel chez ces élites. On vient ainsi d'apprendre que le vénérable philosophe radical-socialiste Alain, lui-même, n'en était pas exempt, révélant, ainsi que le remarque Roger-Pol Droit, « la profonde composante antisémite qui imprègne la bonne culture française, même chez des gens supposés respectables » (le Monde des Livres, 02.03.2018). L'imprégnation est telle que l'on vient d'assister, sous prétexte de littérature et de commémoration, à une tentative de rééditer les « pamphlets » antisémites de Céline et à un projet de célébrer le 150ème anniversaire de la naissance de Charles Maurras, théoricien de l'Action française et de l'antisémitisme d'Etat, les deux, faut-il le rappeler, ayant appelé à la chasse aux Juifs !

   Merci donc au Média pour cette réussite. Cela ne doit cependant pas occulter les désaccords profonds que suscite le mélenchonisme dans sa conception des luttes sociales et des acteurs qui les mènent. Il n'est d'ailleurs même plus question de lutte sociale mais de lutte « citoyenne » où les salariés sont invités à relativiser leurs revendications afin de se fondre dans de supposés vastes « mouvements urbains d'occupation des rues et des places publiques ». Les multitudes urbaines sont alors censées se transformer en « peuple » par la magie des réseaux sociaux et des « plate-formes numérisées » dont on veut ignorer que l'inégalité d'accès renforce le poids des fractions de la bourgeoisie intellectuelle au détriment des ouvriers et des employés. Pour Lénine, la révolution prolétarienne, c'était les soviets+l'électricité; pour J.L. Mélenchon, la révolution citoyenne, c'est le mouvement (le sien)+ internet. J'en conviens, le parallèle est un peu écrasant...

   J.L. Mélenchon se veut moderniste en fondant l'action politique sur les « multitudes humaines urbanisées ». Il est vrai que la moitié de la population mondiale vit dans les villes et sans doute les 2/3 d'ici quelques décennies. Cela en fait-il un potentiel révolutionnaire ? L'homo urbanus serait-il le prolétariat de notre temps amené à supplanter l'homo rusticanus ? De l'anthropologie de comptoir et surtout parfaitement illusoire ! Dans les pays riches, le développement des métropoles consiste en une concentration humaine, économique, financière dans les centres urbains attirant classes supérieures et professions intellectuelles tandis que ouvriers et salariés sont repoussés hors du cœur des agglomérations (Julian Mishi, « L'identité de classe en politique », la Pensée, 392, octobre-décembre 2017). C'est un phénomène bien connu de gentrification urbaine et de ségrégation spatiale qui ne fait que reproduire, n'en déplaise à J.L. Mélenchon, les oppositions de classe les plus classiques. Dans les pays dits du sud, c'est pire, avec des mégalopoles regorgeant de « bidonvilles, de squats et autres habitats précaires et illégaux qui voisinent avec des quartiers touristiques, de vastes centres commerciaux propriétés de sociétés transnationales et d'ensembles immobiliers sécurisés » (Thierry Paquot, philosophe Paris-XIII, l'Humanité, 24.06.2004). Homo urbanus  est la synthèse de ce qu'il y a de pire dans la division de la société en classes.

   L'historienne Mathilde Larrère voit dans l'invention du « peuple » mélenchonien un retour en arrière : « on renoue avec des lectures de la Révolution française qui noyaient le mouvement ouvrier dans un mouvement citoyen plus vaste et justement alors construit pour vider de sa substance le mouvement ouvrier en train de naître » (l'Humanité, 02.02 2018). Aujourd'hui l'opération prend le nom de « populisme de gauche », une impasse pour les classes populaires. Au profit de qui ?

 

NIR 200. 4 mars 2018.