Populisme et démocratie libérale
Que le populisme de gauche soit une social-démocratie à peine honteuse, il suffit de lire les textes de ses promoteurs pour s'en convaincre. Dans Hégémonie et stratégie socialiste, Laclau et Mouffe consacrent un long et bienveillant développement à Eduard Bernstein, inspirateur historique de la social-démocratie, dont ils partagent la vieillerie « humaniste » de « l'autonomie du sujet éthique » sans déterminations ni position dans les rapports sociaux (p.92). Ce qui les conduit à cette vision naïve, pour ne pas dire mystifiée, du libéralisme comme « principe éthique qui défend la liberté de l'individu de réaliser ses capacités humaines » (p.315). C'est bien ce que disent les cadors du CAC 40 ! Les auteurs reprochent même au révisionnisme de Bernstein d'accorder encore trop de place au « rôle dirigeant des travailleurs » (p.89)... Car leur ennemi à eux c'est ce qu'ils appellent avec dédain le « classisme », c'est-à-dire « l'idée selon laquelle la classe ouvrière représente l'agent privilégié dans lequel réside l'impulsion fondamentale du changement social » (p.305).
Les social-démocraties européennes, on le sait, ont déjà ostracisé les classes populaires, jugées ignares et irrécupérables, au profit de classes moyennes spontanément réformistes. D'où la conversion aux délices gratifiants de la démocratie « libérale-démocratique » que Laclau et Mouffe n'en finissent pas de défendre et illustrer sous l'appellation de « démocratie radicale et plurielle » laquelle est censée « approfondir et étendre » l'idéologie libérale-démocratique (pp.303-304). Bref, « la démocratie libérale n'est pas l'ennemi à abattre » (Chantal Mouffe, L'illusion du consensus, p.51). Le but « n'est pas la mort des institutions démocratiques libérales mais leur transformation en véhicules de l'expression des revendications populaires » (Chantal Mouffe, Agonistique, p.137). C'est « un appel à la radicalisation des institutions démocratiques libérales plutôt qu'à leur rejet » (idem).
Ce ralliement quasi inconditionnel se fonde à la fois sur une étrange incompréhension de la vraie nature de la démocratie libérale et sur un authentique mépris des classes populaires. Il faut le redire, la démocratie libérale et représentative est une imposture expressément codifiée pour limiter, détourner, confisquer la volonté générale et son expression populaire et cela dès sa fondation, en 1790, quand Sieyès officialise la distinction entre « citoyens actifs » et « citoyens passifs ». Les termes ont évidemment changé mais il est toujours entendu pour les libéraux que le pouvoir politique ne peut être exercé que par la partie riche et éduquée de la population. Le macronisme en est une aveuglante illustration. Chantal Mouffe explique que la « démocratie pluraliste » occidentale articulerait deux traditions différentes : « la tradition du libéralisme politique avec son idée de l'Etat de droit, de la liberté individuelle et des droits de l'homme et la tradition démocratique d'égalité et de souveraineté du peuple ». Ces deux « traditions » sont mises sur le même plan et la lutte commune des « libéraux » et des « démocrates » contre l'absolutisme aurait conduit à ce que « le libéralisme se démocratise et la démocratie se libéralise ». Quel joli conte ! Et de là viendrait que « les principes éthico-politiques de la démocratie libérale pluraliste sont : liberté et égalité pour tous » (Construire un peuple, pp.138-139) .
Ingénuité ou cécité volontaire, Chantal Mouffe, rejetant toute analyse de classe, ne veut pas voir que la démocratie libérale n'a jamais été autre chose que l'instrument politique de la domination de classe du capitalisme. Calcul ou naïveté , elle se refuse à considérer qu'il ne s'agit, comme elle dit, que « d'un faux-semblant, d'un vernis couvrant la domination capitaliste ». Elle croit ainsi possibles des « transformations sociales, économiques et politiques très importantes, aux implications radicales, à l'intérieur des institutions démocratiques libérales » (L'illusion..., pp.52-53). On reconnaîtra ici sans peine des platitudes réformistes centenaires et des illusions implacablement dissipées par toute l'histoire, ces dernières décennies, de la social-démocratie. Cette conception irénique du libéralisme met de côté, délibérément ou par ignorance, tout ce que l'on sait des formes de la domination de classe et de la violence symbolique qui va avec. Elle ne va pas non plus, comme nous allons voir, sans une certaine forme de mépris de ces masses que l'on prétend constituer en peuple.
NIR 204. 29 avril 2018