Populisme et pulsion de mort
C'est par un coup de force théorique parfaitement arbitraire que Laclau et Mouffe décrètent la conflictualité comme marque irréductible des sociétés humaines. Eux qui reprochent, par exemple, au marxisme d'essentialiser la classe ouvrière ne font ici qu'essentialiser une « nature » humaine réduite à la seule dimension d'un antagonisme fatal autant qu'inéluctable et dont la lutte des classes ne serait qu'un avatar tout à fait secondaire. Chantal Mouffe désigne pompeusement ce qui reste un a priori comme la « dimension ontologique de la négativité radicale » (Agonistique, p.15). D'un point de vue philosophique, il s'agit clairement d'abandonner tout raisonnement dialectique en rejetant la possibilité d'une négation de la négation : « il existe une forme de négativité impossible à surmonter dialectiquement ». La conclusion est politique : « l'idéal de l'émancipation ne peut être formulé en terme de réalisation d'une forme de communisme » (idem).Cette inévitabilité du conflit condamnerait le marxisme lorsqu'il prône une société sans classes... Sauf que, comme le remarque Jean Quétier, « l'ambition d'une société sans classes portée par le marxisme n'a jamais été synonyme d'une société d'où la conflictualité serait entièrement absente » (La Pensée, 392, octobre-novembre 2017, p.105). On ne risque rien à commencer par là !
Chantal Mouffe prétend ici s'appuyer sur Freud et l'opposition que celui-ci théorise entre Eros dieu de la vie et de l'amour) et Thanatos (divinité allégorique de la mort). Freud n'emploie pas lui-même le mot de Thanatos (sauf dans une lettre au pasteur Pfister) mais introduit dans une œuvre de 1920, Au-delà du principe de plaisir, ce qui serait un conflit entre la pulsion de vie et une pulsion de mort qu'il pense observer chez des anciens combattants traumatisés par la guerre, une pulsion d'autodestruction, de retour à « l'état inorganique ». Il n'y a pas d' « instinct d'agression » chez Freud mais, comme il en convient lui-même, un simple raisonnement analogique entre ce qu'il appelle le « processus de civilisation de l'humanité et le processus de développement ou d'éducation de l'individu » (Malaise dans la civilisation (1929), Presses Universitaires de France, 1973, p.100). Mais l'analogie n'est pas une preuve scientifique et, même si Freud s'y est lui-même laissé aller, le transfert des éléments du développement psychique qu'il a si bien observé (inconscient, pulsion, surmoi, etc.) au développement des sociétés n'est pas plus légitime, sur le plan épistémologique, que le transfert de la théorie de l'évolution des espèces de Darwin à l'évolution des sociétés qui a donné naissance à l'imposture de la sociobiologie et alimenté les théories racistes et l'eugénisme. Enfin, et contrairement à ce que suggère Chantal Mouffe, pour Freud « l'édifice de la civilisation repose sur le principe du renoncement aux pulsions instinctives » (Malaise..., p.47) et la culture se fonde sur « la contrainte du travail et le renoncement pulsionnel » (L'avenir d'une illusion,1927).
La rapport de Freud au communisme et au marxisme est plus complexe et contradictoire que ce qu'en laisse penser la référence sommaire de Chantal Mouffe. Bien sûr, Freud, bourgeois conservateur viennois, ne pouvait qu'être effrayé par le Bolchevisme. En déconsidérant la propriété privée, « les communistes croient avoir découvert, dit-il, la voie de la délivrance du mal » (Malaise..., p.66) et « les communistes qui croient supprimer l'agression en supprimant la propriété s'illusionnent » (Pourquoi la guerre ? (1933), cité par Sandra Coury, www.1libertaire.fr). Mais il reconnaît cependant : « il me semble hors de doute qu'un changement réel de l'attitude des hommes à l'égard de la propriété sera plus efficace que n'importe quel commandement éthique » (Malaise...,p.105). Il admet que « la force du marxisme réside dans la démonstration perspicace de l'influence contraignante que les rapports économiques des hommes exercent sur leurs positions intellectuelles, éthiques et artistiques » (Nouvelles conférences sur la psychanalyse, cité par Sandra Coury). Freud sait bien qu'il y a des « opprimés » et des « privilégiés » et qu'il existe des « biens de la culture auxquels les opprimés n'ont qu'une part trop minime alors qu'ils rendent ces biens possibles par leur travail » (L'avenir..., p.12). Le populisme « de gauche » n'en est même plus là !
NIR 207. 11 juin 2018
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