Populisme et affects
On ne saurait dénier à Ernesto Laclau et Chantal Mouffe une certaine culture politique. Et pourtant... On a vu qu'ils fondaient leur parti-pris d'un antagonisme fondamental qui seraient inhérent aux sociétés humaines sur le concept freudien de pulsion de mort. Ils font de la pulsion de mort le moteur des rapports humains... Mais comment ne voient-ils pas que c'est une idée fasciste!Que l'on se rappelle ce jour de juillet 1936, à l'Université de Salamanque : en réponse au « Viva la Muerte ! » de la Légion espagnole, Miguel de Unamuno improvisa un éloge de l'intelligence et de la raison. Le général franquiste Millan Astray ne sut alors que cracher : « Mort à l'intelligence ! »
C'est cette même méfiance de la raison qui conduit Laclau et Mouffe à privilégier les affects comme ferments primordiaux des comportements sociaux. Bien sûr qu'il y a une part essentielle d'affects, de sentiments, de pulsions, d'élans, d'émotions dans toute action humaine. Pour le meilleur et pour le pire. En reprenant la distinction freudienne, il y a la pulsion de mort dont relèvent le racisme, la xénophobie, la haine de l'autre, les pulsion archaïques, tribales, claniques que toute la « civilisation des moeurs » (Norbert Elias) s'est employée à dépasser, mais il y a aussi la pulsion de vie que l'on trouve dans la solidarité, la compassion, l'altérité, la coopération, l'empathie... Le mode de production de la vie sociale est également déterminant : le capitalisme a fait de la cupidité et de l'égoïsme des normes sociales, le socialisme privilégie l'entraide et la fraternité. Quant à Freud, non seulement il considère que le renoncement aux pulsions instinctives est au fondement de la civilisation et de la culture, mais il en fait un élément clé du développement psychique avec la constitution du surmoi comme instance intériorisant les interdits parentaux et sociaux, à commencer par l'interdit fondateur de la société, l'interdit de l'inceste, qui résoud le conflit oedipien. Les concepts que Freud a forgés sont les outils d'une analyse rationnelle de la manifestation des affects.
Au XVIIème siècle, Spinoza sépare les passions tristes et les passions joyeuses, la joie et la tristesse étant les deux passions fondamentales. Spinoza entend par affects les affections du corps par lesquelles sa puissance d'agir est accrue ou réduite, secondée ou réprimée (J.M. Galano, l'Humanité, 17/18/19.11.2017). Haine, peur, anxiété, intolérance, envie, jalousie, colère, mensonge, violence, « insécurité », comme on dit aujourd'hui, sont des passions tristes. L'ambition, l'esprit de domination qui conduisent à la compétition pour la gloire ou le profit, la haine du rival, le stupre qui mènent les riches sont des passions tout aussi tristes que celles que Macron, dans son mépris de classe, prête aux pauvres (jalousie, envie). Par contre, et n'en déplaise à l'anthropologie « pessimiste » revendiquée par Chantal Mouffe (comment une anthropologie serait-elle pessimiste ou optimiste?), chez Spinoza l'accès à la raison fait partie des passions joyeuses. Le philosophe a pour rôle de guérir l'homme de ses passions tristes et de le rendre maître de lui-même. Pour Spinoza, le sage vit sous le règne de la raison et l'Etat doit être conçu rationnellement. Enfin, et c'est essentiel, Spinoza écrit : « J'ai considéré les affects humains -amour, haine, colère, envie, gloire, compassion et tous les autres mouvements du coeur- non comme des vices de la nature humaine mais comme des propriétés qui lui appartiennent (…) et ont des causes déterminées (je souligne.GLS) » (cité par Frédéric Lordon, Imperium, La fabrique, 2015, p.162). Les affects sont, parmi d'autres dispositions à sentir, penser, agir, socialement acquis et constitués dans les habitus de classe.
Chantal Mouffe envie à Marine Le Pen ce qui serait sa capacité à s'adresser à la souffrance des classes populaires. Mais, comme le remarque Eric Fassin, « c'est faire l'hypothèse que les mêmes émotions peuvent être retraduites en passant d'un populisme à l'autre » (« Ressentiment d'extrême-droite et indignation de gauche », Cause commune, n°3, janvier-février 2018). Les électeurs d'extrême-droite ne sont pas des victimes égarées dont il faudrait écouter la souffrance. Ce sont des sujets politiques mus par des passions tristes qu'il convient de combattre. Le ressentiment et la rancoeur, affects négatifs, diminuent ma puissance d'agir, l'indignation et la révolte, affects positifs, la renforce. Et, comme dit Roger Martelli, la détestation du privilégié ne conduit pas forcément à la prise de conscience du privilège laquelle nécessite une démarche rationnelle.
NIR 208. 25 juin 2018. www.nir-33.fr