Populisme et macronisme
Pour en finir avec le populisme de gauche, on conclura sur une impasse politique aussi logique qu'inattendue. Laclau et Mouffe prétendent se fonder sur le concept d'hégémonie de Gramsci. Mais c'est pour le dénaturer. Qui d'ailleurs, aujourd'hui, ne se réclame pas de Gramsci... Même Sarkozy ! Jusqu'à faire d'Antonio Gramsci, fondateur du Parti communiste italien, un anticommuniste ; jusqu'à faire d'Antonio Gramsci, un des plus importants théoriciens marxistes, un antimarxiste ! Tout part de la formule bien connue de Marx et Engels dans le Manifeste : « les idées dominantes d'une époque n'ont jamais été que les idées de la classe dominante ». Bourdieu en a élaboré la version sociologique, c'est la violence symbolique, Gramsci en a construit la version politique, c'est l'hégémonie, c'est-à-dire l'ensemble des croyances et systèmes de pensée, le sens commun (ce que j'appelle ici les idées reçues) par quoi la bourgeoisie s'assure la soumission des classes populaires sans avoir recours à la coercition brutale. Gramsci considère donc qu'il faut mener aussi une lutte intense dans le champ de la superstructure idéologique afin de disputer l'hégémonie culturelle à la bourgeoisie, c'est ce qu'il dénomme la guerre de position. L'idée n'est pas nouvelle pour le marxisme-léninisme. Lénine expliquait, dans Que faire ? que l'on ne pouvait se limiter à la lutte pour les salaires et les conditions de travail, ce qu'il appelait l'économisme, mais qu'il fallait donner à la classe ouvrière et à ses alliés les outils théoriques de la lutte contre l'hégémonie de la bourgeoisie. C'est même pour cela qu'il a fondé un journal politique : l'Iskra ( l'Etincelle).
Laclau et Mouffe, en fait, ne retiennent de Gramsci que la notion de « guerre de position » que Chantal Mouffe définit dans son salmigondis freudo-gramscien comme la « construction d'une volonté populaire à partir de chaînes d'équivalences et de mobilisation des passions » (Construire un peuple, p.196). Et encore en l'aseptisant, en la circonscrivant aux institutions libérales démocratiques lesquelles ne seraient pas mauvaises mais fonctionneraient mal ! Et d'ailleurs, « la démocratie libérale n 'est pas l'ennemi à abattre » (L'illusion du consensus, p.51). On comprend que Laclau et Mouffe ignorent alors totalement l'autre versant de la lutte contre l'hégémonie, la guerre de mouvement, laquelle suppose une rupture révolutionnaire qui leur fait horreur. Ils dédaignent de même la notion de bloc historique où Gramsci fait converger les luttes économiques, idéologiques et politiques, synthèse d'un contenu économico-social et d'une forme éthico-politique. Enfin, ils refusent, contre Gramsci, la notion de classe fondamentale comme élément central de la lutte pour l'hégémonie. C'est leur tropisme anti-ouvrier. Il faut voir alors l'incroyable prétention de Chantal Mouffe : « je suis convaincue que si Gramsci avait vécu à notre époque, il serait arrivé à une conception semblable à la nôtre » (Construire...,p.63). Mais laquelle ? C'est ce que nous allons voir.
Car sur quoi tout cela débouche-t-il ? Pour concilier l' « antagonisme » (relation entre ennemis) et l' « agonisme » ( relation entre adversaires) Chantal Mouffe a trouvé la potion magique, le « consensus conflictuel offrant un espace symbolique commun aux opposants que l'on considère comme des ennemis légitimes » (L'illusion...,p.80). C'est ce qu'on appelle un oxymore, le conflit étant le contraire du consensus. Mais qui est donc l'inventeur de la chose ? Je vous le donne en mille : Paul Ricoeur ! revendiqué comme inspirateur par Macron ! Selon les exégètes du philosophe, pour Ricoeur, l'Etat orchestre un « consensus conflictuel (qui) ne se propose pas d'éliminer les conflits mais d'inventer les procédures leur permettant de s'exprimer et de rester négociables » (Olivier Mongin, Paul Ricoeur, Seuil, 1998). Pour un autre, c'est « un langage qui affronte les prétentions rivales et qui contribue à la formation d'une décision commune ». Surtout pas de vagues ! On ne saurait faire plus lénifiant ! Ricoeur aimait même, paraît-il, cette platitude attribuée à John Rawls d' « acceptation de désaccords raisonnables ». Mais qui donc imposerait la définition légitime du « raisonnable » sinon la pensée dominante !
Que la philosophie politique de Laclau et Mouffe s'avère macron-compatible devrait faire réfléchir ceux qui disent plus ou moins s'en recommander. Quant à mon hypothèse de départ d'une tentative de restauration d'un positionnement social-démocrate sous les oripeaux d'un populisme petit-bourgeois, elle me semble amplement vérifiée !
NIR 209. 9 juillet 2018.