Un langage totalitaire
Cette chronique s'est toujours montrée attentive à l'utilisation du langage dans les médias comme instrument de domination au service des puissants. Le quotidien le Monde donne en ce moment beaucoup d'occasions d'y revenir. Il faut dire que ce journal a depuis longtemps jeté par-dessus les moulins l'apparence de neutralité politique qu'il arborait jadis comme un totem et qui n'a jamais été qu'un centrisme hautain et conservateur, combattant avec une violence feutrée toute perspective révolutionnaire. Aujourd'hui, le masque est tombé et le Monde s'emploie, en particulier avec son récent supplément quotidien « Eco et entreprise », à disputer la place des Echos et du Figaro dans le cœur du patronat.
Les banalités libérales sont inlassablement reprises sur tous les tons : coût du travail, compétitivité, déficit public, dette sociale... Ce n'est pas ce contenu ressassé qui nous intéresse ici mais la façon de le présenter qui n'hésite pas à recycler les procédés les plus triviaux de la médiocrité journalistique. Ainsi, comment circonvenir un lecteur non prévenu en lui ôtant à l'avance la possibilité, dans le cours de la lecture, de contester l'affirmation qu'on va lui asséner ? Il suffit de commencer ses phrases, comme dans cet éditorial du 03.07.2013, par des locutions comme « chacun a compris... », « chacun sait... ». Comment le lecteur pourrait-il être de ceux qui ne savent ni ne comprennent ? Les linguistes appellent ces tournures des énoncés performatifs. Ce sont des formulations qui n'ont aucun contenu informatif et dont l'objectif pour le locuteur est d'imposer à l'interlocuteur les affirmations qui suivront comme autant de vérités indiscutables : « chacun a compris que les déficits publics... » ; « chacun sait que la France doit... ». La rhétorique ne laisse ici aucune place au débat et revient, au-delà d'une simple propagande, à imposer une sorte d'unanimisme, ce qui est le propre des langages totalitaires.
D'autres procédés consistent à détourner le sens des mots comme le fameux cliché du « courage ». Dans un seul éditorial du 15.07.2013 on en trouve quatre occurrences : « mesures courageuses », « courageux sur la réduction des dépenses », « réformes courageuses », « courage de la réforme ». On a déjà dit le « courage » qu'il fallait à ces gens pour préconiser des « réformes » (en réalité des régressions sociales) comme autant d'épreuves dont ils ne souffriront guère personnellement ! Mais au-delà, n'est-ce pas du contraire qu' il sagit ? Quel courage y a-t-il à aller dans le sens du vent ? Quel courage y a-t-il à se conformer servilement aux injonctions de l'ensemble des supposées élites économiques, politiques et médiatiques ? Quel courage y a-t-il à céder peureusement au moindre froncement de sourcil du patronat ? Non, s'il y a un mot qui convient aux socialistes de gouvernement, c'est celui de lâcheté : lâcheté devant le pouvoir de l'argent, lâcheté devant la puissance de la finance, lâcheté devant les exigences du profit capitaliste et la dictature des actionnaires. Quant à Hollande, c'est plutôt d'hypocrisie qu'il faudrait parler... Mais on y reviendra.
Un autre cliché journalistique increvable auquel s'abaisse le Monde, c'est l'inévitable « tabou ». D'une honorable notion ethnographique, la vulgate journalistique a fait un mot passe-partout pour désigner tout ce qui fait obstacle à l'accumulation des profits et au règne du divin marché ! Avec perspicacité, le Monde en a distingué deux très peu connus (07.11.2012) : le tabou du « coût du travail » et le tabou de la « baisse des dépenses publiques ». Si,si ! Comment, il y aurait un coût du travail « accablant » et on ne nous en aurait rien dit ? Comment, il y aurait un déficit public « abyssal » et on nous l'aurait caché ? Vraiment merci le Monde, on n'en avait jamais entendu parler ! Etrangement, si « tabous » il y a, ils sont toujours du même côté. Certains échappent complètement à la vigilance des fanatiques de la réforme : le coût du capital, par exemple, connais pas ! Voilà pourtant quelque chose d'intouchable... Quant à ce qui l'entoure, sidérante cupidité des actionnaires, fraude fiscale colossale, inégalités vertigineuses... on ne l'évoque jamais que comme une fatalité, voire un mal nécessaire au bien du système.
21 octobre 2013