UN VILLAGE DE L'ENTRE-MERS SOUS LA MONARCHIE DE JUILLET (IV)

Écrit par Gérard LS le . Publié dans Culture - Médias - Histoire - Société

 

 

 

DEUXIEME PARTIE (suite et fin)

 

  1. ELEMENTS DE SOCIABILITE VILLAGEOISE

 

La vie quotidenne et les relations interindividuelles des gens du peuple sont moins connues dans l'histoire que les mœurs et tribulations des Grands, à la cour de Louis XIV par exemple, et d'une façon générale que les coutumes et modes de vie des élites. Question de sources, sans aucun doute. Peut-être aussi d'orientations historiographiques.

Les archives municipales villageoises, au plus près des populations, peuvent contribuer à la connaissance d'une sociabilité populaire généralement assez méconnue. Réserve d'usage : les évènements recensés dans les documents administratifs communaux sous forme de procès-verbaux ou d'arrêtés correspondent à des moments de tension dans une quotidienneté faite le plus souvent de routines répétitives qui ne laissent guère de traces. Les épisodes rapportés ici sont des incidents relativement exceptionnels : on en compte une quarantaine à Cénac en 18 ans (1830-1848). Ils traduisent toujours des situations de conflit et des antagonismes qui, pour être réels, ne sont pas forcément représentatifs de la vie de tous les jours. Une querelle entre voisins dégénérant en rixe va donner lieu à un procès-verbal, les moments d'entraide et de solidarité évidemment pas.

Pour la commodité de l'exposé, les péripéties inventoriées seront regroupées en deux catégories : des incidents que l'on classe généralement aujourd'hui dans la rubrique des faits-divers : accidents de la circulation, incendies, vols, rixes et querelles ; des interventions de l'autorité municipale relevant de la préservation de l'ordre public : circulation, cabarets, délinquance.

 

  1. Incidents de la vie quotidienne

 

Les problèmes de circulation d'il y a seulement 180 ans peuvent nous paraître d'un étonnant archaïsme, en particulier dans les campagnes : faiblesse du trafic, médiocrité (ou pire) des chemins, vitesse forcément limitée des charrettes. Il y avait pourtant des accidents et l'on sait le drame que fut pour la monarchie de Juillet le terrible accident mortel du duc d'Orléans, héritier présomptif de la couronne, le 13 juillet 1842, sur la route de Neuilly : des chevaux qui s'emballent, un postillon qui ne les maîtrise plus, le duc se penche hors de la voiture, se dresse, un choc l'éjecte et il se fracasse le crâne sur les pavés. Selon Girault de Saint-Fargeau dans son Dictionnaire géographique et historique des communes de la France (1844), « le prince tomba sur la tête et se fractura la partie postérieure du crâne d'une oreille à l'autre, jusqu'à l'os frontal qui était presque entièrement détaché de la tête ».

Pour Cénac, on ne relève que deux procès-verbaux d'accidents. Le 11 mai 1832, le maire, Pujol, se transporte au bois de Chiballon où, assisté de M. Fillos, officier de santé, il constate le décès du nommé Jean Rabeaud (?), « bousier », « mort d'une chutte faite de sa charrette, à environ 10 h » en effectuant un chargement. Après les témoignages de Jean Soulier, bousier (24 ans), Bernard Simon, charpentier (35 ans), Jean Simon, maçon (26 ans) et Pierre Charriez, vigneron (60 ans), Pujol considère s'être « assuré de la vérité des faits ».

Le 7 mars 1844, c'est un authentique accident de la circulation qui est rapporté. Le sieur Pasquier aîné, entrepreneur de toiture, vient déposer plainte chez Oulès, maire de Cénac : alors qu'il se trouvait à 7 heures et demie sur la route départementale n°10 « en allant à Bordeaux par un train modéré », la voiture des sieurs Dubois et Maupas est survenue par derrière et, « arrivant au galop (elle) a accroché la roue de derrière à droite de la voiture du sieur Pasquier, a brisé les raies de la dite roue, a faussé les ressorts, a blessé à l'épaule l'un des chevaux ».Les passagers de Pasquier,

 

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Saligens Jacques, instituteur à Saint-Caprais, et Joseph Lescure, demeurant à Sadirac, confirment bien entendu cette version. On ne connait pas celle des sieurs Dubois et Maupas. Il faut dire que cette collision au petit matin, sur une route de campagne, au début du XIXème siècle, entre deux voitures à chevaux, pour excès de vitesse, à un aspect quelque peu inattendu.

 

Deux procès-verbaux d'incendie peuvent être recensés dans les archives. Le premier, le 31 août 1838, peut-être d'origine criminelle, se situe sur la propriété du sieur François-David Vallenet : « un arbre chaîne dont l'intérieur était gâté » a brûlé de l'intérieur jusqu'à son sommet. Une véritable petite enquête se met en place : on a « trouvé sur les lieux des débris de la paille qui (a) servi à allumer le feu ainsi qu'un morceau d'allumette qui (paraît) avoir servi à cet effet ». On procède même à des perquisitions dans le voisinage « afin de connaître l'imprudent qui (a) mis le feu au dit arbre » . Sans résultat.

Plus grave apparaît l'incendie du 7 août 1849. Ce sont deux hectares de bois qui brûlent, à deux heures de l'après-midi, sur une propriété de M. Bordes Fortage. Selon la déclaration de Jean Tolis, au service de M. Bordes Fortage, le feu aurait été communiqué à ce bois par les paysans de M. Burnel qui auraient imprudemment accumulé un tas énorme de « bâles de blé » au pied même de ce bois et y auraient mis le feu dans la soirée du six. Pratique courante, mais le lendemain un vent d'est assez vif aurait communiqué les flammes aux herbes sèches bordant le bois de M. Fortage. Incendie par imprudence, donc, sans doute facilité par une sècheresse estivale. Un ancien maire, Burnel, est impliqué. On ne connait pas la suite de cette affaire.

 

Les plaintes pour vol font l'objet de procès-verbaux très détaillés. Le 24 mars 1837, le maire, Pujol, reçoit André Grottet, vigneron, et Cécile Grottet son épouse qui portent plainte contre leur fils et neveu (?) Etienne Grottet, habitant Bonnetan, âgé de 17 ans. Celui-ci, selon ses déclarations, aurait volé un « mouchoir de poche rouge tout neuf » à la femme Grottet, demeurant à Fargues, puis l'aurait porté à la femme Lude (?) née Cécile Biriou, habitant Cénac. Cette dernière lui aurait demandé : « Tu as pris ce mouchoir à ta tante ? ». Sur la réponse affirmative d'Etienne, elle aurait ajouté : « tâche de lui en prendre d'autres, tu me les porteras et je te donnerai du pain et (illisible)... » On imagine mal aujourd'hui la valeur attribuée au mouchoir, en lin ou en batiste (fine toile de lin) pour les plus riches : à ses multiples usages s'ajoutait un statut d'objet de distinction. Pujol procède à une confrontation, un « colloque », entre Etienne et son inspiratrice présumée. Le jeune homme maintient ses déclarations malgré que, mentionne Pujol, « cette dernière (Cécile Biriou) lui a donné plusieurs fois des coups de points en notre présence et malgré notre déffance ». Une forte femme, apparemment, que cette cénacaise d'autrefois !

L'affaire suivante paraît nettement plus grave. Le 26 juin 1842, Martin Lurman, un des plus gros propriétaires de Cénac, vient déposer une plainte pour le vol, le 19 juin, d'une somme non négligeable de 80 fr. Cette plainte va donner lieu à une véritable enquête policière du maire, Bernard Prunié, enquête dont les détails sont minutieusement relatés dans un procès-verbal de 3 pages qu'il serait fastidieux de même résumer... La plainte a néanmoins failli rester sans suite jusqu'au témoignage décisif de Jean Lesvigne qui vient déclarer quelques jours plus tard avoir surpris Jean Cazenave sortant d'une carrière appartenant à Jean Larquey. Comportement sans doute suspect. Tous se transportent sur les lieux et découvrent le magot, probablement hâtivement dissimulé, enveloppé dans un mouchoir. Bien entendu, Cazenave nie, invoquant diverses péripéties, jusqu'à la production de la preuve décisive : le mouchoir en question appartient bien à Marie Lartigue épouse Cazenave... On ne sait quelles suites judiciaires ont été données...

C'est un nouveau délit de vol domestique qui suscite la plainte du 16 février 1843. Elle est également instruite par Bernard Prunié. La plaignante est Marthe Salle, femme de Joseph Durant, « métayé » chez M. Pédeluppé, propriétaire à Cénac à la Font de Buq. Elle déclare tout d'abord avoir pris à son service la nommée Marie Doublet, née dans la commune de Saint Quentin, canton de Branne, « âgée apeupré de 21 ans ». Cette fille « est entrée à son service le 7 février et a disparu

 

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de sa condition le 13 du même mois sans en prévenir son maître ». Et surtout, « elle a aporté avec elle : 1° Deux jupes rouges neuves

2° un déshabillé tout neuf dont je vous ananvoie léchantillon

3° une paire de bas noir où il y a du coton bleu au-dessus

4° une perre de bons (?) souillés

5° un mouchoir de tette tout neuf rouge ».

Circonstance sans doute jugée aggravante d'une conduite aussi indigne, « cette fille a été élevée chez le curé de la commune de Saint-Quentin jusqu'à l'âge de neuf ans ». Deux voisines, « Marie Géron, femme de Boutineau, tisserant, et Jeanne Mauret, femme de Larquey, ont déposé toutes les deux la même déposition que la précédente ». Il est bien précisé cette fois que le procès-verbal a été transmis à « Monsieur le procureur du roi près le tribunal de première instance de Bordeaux ».

 

Il faut maintenant mentionner quelques épisodes violents qui, sans être forcément l'indice d'une conflictualité habituelle, ont été suffisamment brutaux pour faire l'objet de plaintes et de procès-verbaux. Le 16 novembre 1832, c'est Bernard Simon, charpentier âgé de 36 ans, habitant la commune de Meynac, qui se présente devant le maire Pujol, « à neuf heures trente du soir ». Selon ses déclarations, alors qu'il était à boire avec plusieurs de ses commensaux à l'auberge du sieur Michel Signouret au bourg de Cénac, le nommé Barthe Christian, habitant de la commune de Camblanes, aurait commencé à l'insulter. Lui, Bernard Simon, l'aurait repoussé, Barthe l'aurait alors « entraîné vers lui » et lui aurait porté un coup de couteau dans le bras gauche, « ou de toute autre arme tranchante », mentionne prudemment M. Fillos, officier de santé. Après quoi, Barthe se serait enfui. Le sieur Jean Mainvielle, charpentier âgé de 33 ans, habitant la commune de Latresne, confirme au mot près les déclarations de Bernard Simon. La transcription de ce témoignage est cependant rayée de plusieurs traits sur le procès-verbal. La suite est plus confuse. Le sieur Joseph Lemonnier, charpentier âgé de 24 ans, précise que « Barthe, après avoir injurié Bernard Simon, lui a mis 25 fr sur la table (…) ce que Simon a refusé... Gris l'un et l'autre, Barthe l'a entraîné vers lui et l'a blessé au bras (…). Simon lui a crié :

de 33 ans. Morsure ou coup de couteau, le diagnostic de M. Fillos semble d'une fiabilité incertaine. Pour le reste, l'affaire -une rixe après boire sur fond d'un problème d'argent- paraît assez banale.

La bagarre relatée dans le procès-verbal du 9 mai 1833, semble plus sérieuse : une sorte d'expédition punitive avec, comme on dit aujourd'hui, un passage à tabac. Le nommé François Beyronneau, cultivateur âgé de 44 ans, demeurant à Cénac au lieudit Bloy, se présente au maire Pujol, « la figure ensanglantée ainsi que ses vêtements » par suite des mauvais traitements que les dénommés Videau (Pierre), Rey (Antoine), Aubarède (Jean) et Ronain (?) (Pierre) lui avaient fait éprouver ».C'est Aubarède qui aurait porté< les coups à la figure ainsi que dans les jambes encouragé par les trois autres. Il y a des témoins : Antoine Cousseau, vigneron âgé de 52 ans, Breton Jean, âgé de 34 ans, Dupuch Pierre, vigneron âgé de 43 ans et Jeandeau Jean, vigneron âgé de 28 ans, tous quatre habitant la commune de Cénac. Cousseau affirme que le nommé Ronan (?) a été le premier à attaquer Beyronneau « en le traitant de mauvais propos et en engageant les trois autres accusés à le frapper ». C'est bien Aubarède qui a donné des coups de poings à la figure de Beyronneau ainsi que « des coups de pieds au bas-ventre et dans les jambes ». Dupuch, Breton et Jeandeau confirment le témoignage et ce dernier précise que Rey avait voulu le battre « lorsqu'il s'est aperçu qu'il séparait Aubarède qui traînait ledit Beyronneau par une jambe ». La violence de cette acharnement collectif surprend un peu. Les motifs n'en sont pas indiqués ni les suites judiciaires qui ont dû lui être inévitablement données.

Les Cénacaises n'étaient pas elles-mêmes en reste de querelles. Il va s'agir ici de voies de fait et de menaces de mort. Le 1er mai 1840, Jeanne Denis (?), épouse Simon, habitant Cénac au

 

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lieudit Fourrier, vient déclarer devant le maire Pujol, « avoir été battue par la fille Marie Lapierre avec un baton laquelle l'a atteinte au bras gauche dont il y est survenue une équimose assez considérable ». D'une partie rayée et un peu confuse du procès-verbal, il ressort que Marie Lapierre l'aurait « de plus menacé de la tuer à la première rencontre, soit à coup de serpe ou de rasoir ». Isabelle Sautejeau, épouse Darribehaude, demeurant à Cénac au lieudit Carreyre, peut en témoigner : elle précise qu'il y a eu plusieurs coups de bâton à la tête et au bras et que « la fille Marie Lapierre » a même lancé une grosse motte de terre qui a atteint Jeanne Denis au ventre. Catherine Cotte, femme Larquey, âgée de 28 ans, demeurant à Cénac au Bourg, Catherine Giraud, âgée de 14 ans, demeurant à Cénac au lieudit l'Intendant et Cécile Humeau, âgée de 14 ans, demeurant à Cénac au Bourg, confirment ce témoignage. Marie Méric, femme Meynard, âgée de 48 ans, demeurant à Cénac au lieudit Fourrier indique avoir bien entendu Marie Lapierre dire que la première fois qu'elle rencontrerait Jeanne Denis, elle la tuerait soit avec une serpe, soit avec un rasoir. Le procès-verbal est transmis à « Monsieur le procureur du roi pour être statué de ce qu'il appartiendra ». Le motif de l'altercation n'est pas mentionné mais aucun meurtre n'étant venu troubler la chronique cénacaise dans la période, on peut en conclure que la menace n'a pas été mise à exécution.

Le procès-verbal du 16 octobre 1840 relate un curieux siège nocturne. Le sieur Jean Gratien, charpentier de haute futaie, propriétaire de la commune de Meynac et habitant à Bordeaux rue Saint-Charles, déclare avoir été assailli « vers minuit de la nuit du douze au treize du présent mois » dans sa maison de campagne. Il a identifié les nommés Boulanger et Maussarie (?), faiseurs de puits, accompagnés de deux autres qu'il n'a pu reconnaître, tous travaillant chez M. Jean-Baptiste Cousseau à Cénac. Ils ont jeté des pierres « après la porte et les vollets ». Jean Gratien en sortant pour voir ce qui se passait a reçu une pierre dans une cheville... Trois « locataires », une mère et ses deux filles, « ont été tellement épouvantées qu'elles se sont trouvé mal ». Jean Roussillon, métayer à Sadirac, Fort Bernard, métayer au lieudit La Verrerie à Créon et Robert, entrepreneur de la route de Camblanes, qui étaient hébergés ce soir-là, se sont portés au secours de Jean Gratien sans quoi il aurait été « assommé ».Pujol qui rédige le procès-verbal ne dit rien des raisons de ce grave incident ni ne précise s'il le transmet au procureur du roi, ce qui est néanmoins vraisemblable.

On peut enfin citer la plainte déposée le 4 juillet 1844 à la suite d'une querelle qui a quelque peu dégénéré, ainsi que la décrit le procès-verbal du maire Oulès. Louis Marandet, maçon habitant Cénac, vient avec sa fille Geneviève Marandet et fait le récit circonstancié (et unilatéral) suivant : vers 10 heures du matin, le 2 juillet, alors que Geneviève Marandet travaillait aux champs, à Courau, pour son métayer, la nommée Marinette Ballansé, âgée de 12 à 13 ans, s'est approchée des travailleurs. Ceux-ci se mirent en devoir de l'éloigner, elle s'enfuit alors en emportant les vêtements de Geneviève Marandet puis les rapporta après les avoir mis en pièces. Elle s'empare alors du chapeau de paille de Geneviève et repart en abandonnant ses sabots pour mieux courir. Geneviève prend les sabots qu'elle lui rendra en échange de son chapeau. Le soir, le frère de Marinette vient rapporter le chapeau en réclamant les sabots de sa sœur. Geneviève refuse car, ses vêtements ayant été mis en lambeaux, elle demande une brassière en remplacement de celle qui a été déchirée... Plus tard, vers 9 heures, la nommée Françoise Videau, épouse Ballansé, vient chercher les sabots de sa fille, accompagnée de son fils muni d'un bâton et de son mari. Le père Marandet, « pour éviter du bruit », remet à l'instant les sabots « sujets de la contestation ». La femme Ballansé se répand alors en « injures grossières » et, saisissant un des sabots, elle en porte un coup à la joue de Geneviève, « avec assez de violence pour avoir déterminé une assez forte ecchymose avec déchirure de l'épiderme ». Il y a des témoins qui confirment cette version des évènements : Jean Allégret, Joseph Plassan, Elisabeth Debas (?), Rey qui travaillaient au même champ et se trouvaient le même soir dans la demeure de Marandet. Oulès donne acte de sa plainte à Marandet. Il semble que l'affaire en soit restée là. Episode banal où ce qui ne devait qu'être une taquinerie enfantine se transforme en altercation violente, peut-être sur fond d'un contentieux préexistant entre les familles...

 

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On notera également plusieurs cas où le maire est requis pour une constatation de décès. On l'a vu pour la chute de charrette du « bousier » Jean Rabaud en 1832. En janvier 1832, c'est la procureur du roi qui se manifeste, à la suite d'on ne sait quelle démarche, et invite le maire Pujol à intervenir « afin de vérifier les causes du décès de Mme Veuve Saint-Pé Labadie ». M. Fillos, officier de santé, qui a pu « en avoir fait la visite du corps et n'avoir reconnu aucune trace de mort violente a déclaré qu'elle était morte de mort naturelle ».

Le 23 septembre 1840, à 7 heures du matin, le maire Pujol est informé par son adjoint que le nommé Jean Coste, propriétaire cultivateur, âgé de 55 ans, a été trouvé la veille, à 9 heures du matin, décédé à son domicile. La mort violente semble avérée. Le maire se rend sur les lieux assisté de M. Demptos, officier de santé. Celui-ci, « après avoir examiné le cadavre très minutieusement a déclaré que Jean Coste s'était suicidé ». Le moyen n'est pas précisé.

Parfois, le constat de décès se veut un peu plus médicalement étayé. Le 24 juillet 1848, à 7 heures du matin, l'adjoint au maire Laurent Hébérard est sollicité par le citoyen (nous somme sous la IIème République) Jean Plassan, de Moutille, vigneron au service de dame Vve Fontanet. Il s'agit de reconnaître la cause du décès du nommé Joseph Pichon, vigneron, habitant la commune de La Tresne. Première constatation, l'absence de désordre des vêtements dudit Pichon fait écarter l'idée d'une mort violente. Le corps a été retrouvé sur le gazon bordant un petit chemin de service à l'arrière de la propriété de Mme Vve Fontanet. Heberard le fait transporter au domicile de Jean Plassan et requiert l'assistance du sieur Oulès, docteur en médecine et pas seulement officier de santé, ce qui explique sans doute que le diagnostic soit un peu plus précis : Oulès, « après avoir soigneusement visité le cadavre dudit Pichon a déclaré que cet individu avait succombé probablement à une apoplexie foudroyante ». De plus, Heberard indique que « vu l'état de l'atmosphère nous avons prescrit l'incinération de Joseph Pichon pour le lendemain 25 courant à 7 heures du matin ». Sans fleurs ni couronnes, ni mention d'une quelconque parentèle !

 

  1. Préserver l'ordre public

 

La fonction d'autorité du maire a été précédemment évoquée (1). Il est bien dans la commune le premier représentant de l'Etat, étant nommé, rappelons-le, par le préfet parmi les conseillers municipaux élus au suffrage censitaire . Cette autorité s'exerce, en particulier, en ce qui concerne l'usage des chemins publics. Le sévère arrêté de J.J. Pujol du 30 janvier 1833 a été détaillé (art. cité, p.44) de même que l'arrêté de Bernard Prunié du 29 décembre 1842 (idem, p.45). Oulès est aussi intervenu en ce domaine. Sa circulaire du 13 avril 1844 est ici exemplaire. Il commence par admonester ses administrés, déclarant vouloir « mettre un terme aux déprédations qui se commettent journellement sur la voie publique et détruire les nombreux abus qui jusqu'à ce jour ont été tolérés par une administration trop indulgente et peu soucieuse des intérêts de la commune ». Il va donc détailler les possibles « contraventions à la loi » dans « l'espoirqu'à l'avenir personne ne le mettra dans l'obligation de sévir ».La liste de ces contraventions est instructive. Des bâtiments ou murs sont construits ou reconstruits sans respecter l'alignement le long d'un chemin, voire sans autorisation du maire ; des plantations « d'arbres à haute tige » sont faites à moins de 2 mètres de « l'arête extérieure du fossé » ou à moins de 50 cm pour les haies vives ; les propriétaires des arbres ou des haies n'opèrent pas les élagages prescrits ; les chemins eux-mêmes sont dégradés par l'enlèvement de gazon, terres, sables ou pierres ou le dépôt de matériaux quelconques entravant la circulation, par des fouilles ou excavations compromettant la solidité des berges, par l'encombrement des fossés ou l'établissement de passages faisant obstacle à l'écoulement des eaux, par le stationnement sur le bord des chemins de bêtes à cornes broutant les haies vives et défonçant les accotements et les arêtes des fossés... Il y a aussi des chemins vicinaux plus ou moins abandonnés et complètement fermés par les arbres ou arbustes qui y ont poussé. Oulès rappelle que le bois appartient à la commune et que les riverains ne sauraient l'exploiter à leur profit. Ils peuvent

 

  1. Première partie, chapitre III : Le mandat municipal, SAHC, 2013

 

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par contre, précise-t-il, « mettre en demeure le maire de pourvoir à la libre circulation sur ces chemins ». Oulès invoque l'article 471 du Code pénal et affirme « qu'il se verra dans l'obligation de sévir contre les délinquants sans considération pour les personnes (...) ».

 

 

Les démêlés de l'autorité municipale avec les tenanciers de cabarets ont déjà été évoqués. Nantis de leur pouvoir de police locale, les maires n'hésitent pas à intervenir sévèrement afin de réguler cette activité. Sans être toujours clairement affirmé -c'est le « bon ordre » qui est invoqué- un souci de moralité publique inspire l'arrêté du 15 janvier 1842 pris par Bernard Prunié, « considérant qu'il est d'une haute convenance que les établissements publics de la commune soient fermés pendant les cérémonies religieuses alors surtout que cet établissement se trouve situé à côté de l'église ». De même, « il est de l'intérêt de l'ordre public et de la morale que cet établissement ne soit pas livré au public jusqu'à une heure avancée de la nuit ». En foi de quoi, la réglementation de l'horaire d'ouverture s'avère draconienne : 4 heures par jour, de 5 heures de l'après-midi à 9 heures « très précises »du soir !

Le 21 juin 1846, Oulès consent, « à l'occasion de la fête locale », à ce « que les fêtes, danses et réunions dans les établissements publics pourront commencer à 4 heures de l'après-midi jusqu'à onze heures du soir inclusivement ».Quinze mois plus tard, l'affaire va se corser. Dans ses considérants, l'arrêté du 26 septembre 1847 indique que « journellement des plaintes sont portées contre le sieur Quinteau, cabaretier, au sujet du bruit, tapage, propos licencieux qui ont lieu dans la salle de Danse et son cabaret (…), que les voisins sont sans cesse troublés par des gens pris de vin sortant dudit lieu, que tout récemment encore une rixe entre le chef de l'établissement et un particulier est venu porter le trouble et la consternation dans le quartier ». Il s'avère en outre que le sieur Quinteau « méprise » les ordres et injonctions du maire « au sujet de la police de son établissement » et « presque tous les dimanches », le maire est requis afin de « venir mettre la tranquillité dans ce lieu de désordre ».

L'arrêté ordonne purement et simplement la fermeture de l'établissement ainsi que de la salle de danse. Prudemment, l'arrêté mentionne que la décision sera signifiée au sieur Quinteau par les soins du capitaine de la Garde nationale, ce qui est assez inhabituel. La réaction ne se fait pas attendre ainsi qu'en témoignage un procès-verbal du même jour. A 3 heures de l'après-midi, « le sieur Quinteau, charpentier et cabaretier » vient interpeller le maire avec « une violence sans égale ». Le prétexte, une plainte laissée sans suite déposée au sujet d'un contentieux avec deux jeunes gens qui ont quitté la commune le matin même. Oulès lui précise que les faits reprochés aux deux jeunes gens n'étaient d'aucune gravité et qu'il leur a bien « délivré des Passeports ». Ce qui renforce la fureur de Quinteau : « il s'est à nouveau livré à une violente colère et m'a fait des menaces que j'ai craint un instant devoir être suivies de voies de fait », note Oulès qui reproche également à son interlocuteur son « indigne conduite et celle non moins convenable de son établissement ». Selon la version du maire, Quinteau lui aurait répondu qu'il « se moquait de son autorité ». Replié dans son cabinet, Oulès entend encore Quinteau « vociférant comme un forcené en présence de M. Lugon, mon beau-frère, stupéfait d'une telle audace ». L'étonnante virulence de cette algarade est exceptionnelle, d'autant plus qu'elle oppose un simple villageois, fut-il cabaretier, au maire, notable parmi les notables et représentant du roi. Sans vouloir faire de Quinteau un opposant politique conscient, ce qui serait sans doute bien aventuré, on peut peut-être faire l'hypothèse d'un contexte favorable à cette sorte de rébellion. La monarchie de Juillet finissante s'enlise, en cette année 1847, dans l'immobilisme, la corruption, les scandales, la crise économique ; la « campagne des banquets » prend de l'ampleur... L'affaiblissement de l'autorité royale trouve peut-être ainsi un lointain écho dans ce petit village de province aux dépens du maire...

Mais Oulès ne renonce pas et, moins d'un mois plus tard, l'arrêté du 16 octobre suivant relève autant de l'injonction morale que de l'ordre public. Il s'agit toujours de combattre les « bruits et tapages nocturnes » des cabarets et autres établissements publics mais il faut aussi considérer que

 

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« les établissements sus-dits sont le plus souvent des écoles de mauvaises mœurs où les jeunes gens des deux sexes viennent perdre le fruit de leur éducation religieuse ce qu'il importe d'arrêter ». L'article premier de l'arrêté fixe définitivement à 9 heures du soir la fermeture des « cabarets, billards et Salle de danse ». L'article 2 entend interdire les danses pendant l'heure des offices de façon à ce qu'elles ne puissent commencer « sous aucun prétexte » avant 4 heures de l'après-midi. Il faut noter que cet article 2 -qui n'était donc pas si anodin- sera rapporté sur décision du commissaire du département le 28 mai 1848 : la monarchie de Juillet s'est écroulé, la révolution de février 1848 est passée par là. L'article 3 concerne encore la moralité publique : « toute danse accompagnée de gestes indécents est défendue sous peine de clôture immédiate de la salle et d'arrestation des contrevenants ». Les limites de la décence ne sont hélas pas précisées ! L'article 4, relatif à l'ordre public, est sans doute consécutif à l'affaire Quinteau : « toute parole injurieuse tendant au mépris de l'autorité civile ou religieuse sera immédiatement punie d'une action contre le contrevenant ». Non seulement l'arrêté sera placardé dans les salles des divers établissements de la commune, mais il sera « placé dans la sauvegarde de nos commandants et officiers de la garde nationale qui seront tenus de prêter main forte à la première réquisition de l'autorité pour en assurer l'exécution ».

 

Le cabaret et la danse ne sont pas les seules occasions de perdition de la moralité villageoise. Il y a aussi... les jeux de hasard. Les maires séviront au moins à deux reprises. Le 1er juillet 1832, c'est J.J. Pujol qui, reprenant des ordonnances d'Ancien Régime, arrête « qu'il est expressément défendu à tout marchand, colporteur et autre de quelque état qu'ils soient de donner à jouer aux Cénacais aux dés, au tourniquet, aux chevilles ou à tirer dans un livre et à tous autres jeux de hasard ». L'amende prévue est de 100 francs. La défense s'étend aux marchands de vin, cabaretiers et limonadiers.

Quatorze ans plus tard, le 21 juin 1846, Oulès est amené à rappeler les mêmes défenses, quasiment dans les mêmes termes, la nécessité s'en faisant sans doute sentir. Il précise que ce même arrêté est pris chaque année à l'occasion de la fête locale mais les archives consultées n'en font pas mention. Il ajoute, bien dans sa manière, l'indication des sanctions en précisant que « quiconque se permettra au mépris de nos ordres d'étaler leurs tables, instruments et appareils de jeux prohibés seront immédiatement arrêtés pour être mis à la disposition de Mr le Procureur du Roi et leurs engins et instruments quelconques saisis et confisqués (...) ». Il en profite pour rappeler que fêtes, danses et réunions dans les établissements publics ne seront tolérés qu'entre 4 heures de l'après-midi et 11 heures du soir.

 

En matière de délinquance, les maires ont un pouvoir de police, c'est ce qui conduit Oulès, passant le 2 novembre 1845, à 9 heures, par le chemin de Montignac, à verbaliser le sieur Edouard-David Vallenet qu'il surprend à chasser « sur les vignes du sieur Drouillard, propriétaire, au moyen d'un fusil de chasse simple ». Vallenet ayant reconnu ne pas posséder de permis de chasse, Oulès en dresse un procès-verbal que Vallenet refuse de signer.

Il y a aussi dans ces années, à Cénac, un délinquant récidiviste dont les méfaits jalonnent les archives municipales, un mauvais sujet nommé Arnaud Roques. D'après le procès-verbal du 16 mai 1839, c'est de menaces de mort à l'encontre de Jean Méric, vigneron, habitant à Cénac au lieudit Caudéran, qu'Arnaud Roques se serait rendu coupable. C'est à l'issue d'un procès de police au tribunal de Créon, gagné par Jean Méric contre le dit Roques, que celui-ci aurait proféré que « ledit Méric ne périrait que de sa main tôt ou tard avec un fusil, sabre ou par le bâton ». Deux témoins confirment que ces propos ont été tenus en leur présence, Louis Marandet, maçon, habitant Cénac au lieudit Citon et Jean Serven fils, vigneron, habitant Cénac au lieudit Bois du Moulin.

On retrouve Arnaud Roques dans un procès-verbal du 15 novembre 1845. Venant à passer dans la journée du 13 novembre à 10 heures du matin sur la route départementale n°10 de Bordeaux à Saint-Macaire, Oulès surprend le sieur Arnaud Roques « chargé d'un fardeau de bois composé principalement de genêts ». Interrogé sur la provenance de son chargement, Roque déclare l'avoir

 

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coupé dans la propriété de Belair avec l'assentiment de « l'homme d'affaire » de la propriétaire. Oulès procède bien entendu à une confrontation au cours de laquelle l'homme d'affaire en question, Jean Suihas, indique bien n'avoir point donné cette permission au sieur Roques lequel est convaincu d'avoir volé ce bois.

Selon un procès-verbal du 26 mai 1846, c'est Joseph Durant, métayer de M. Pédeluppé, qui vient accuser le dénommé Arnaud Roques d'être venu à la métairie de La Font de Buc dans la nuit du 21 au 22 et d'y avoir fauché une superficie de 6 mètres carrés environ. Joseph Durant s'est même rendu chez le sieur Roques et « a vu son âne broutant de l'herbe fraîchement coupée ». Oulès se transporte à La Font de Buc et constate qu'une superficie d'environ 6 mètres carrés a été fraîchement coupée puis se présente au domicile du sieur Roques. Il est absent mais « sa femme a déclaré la déposition du sieur Durant véritable ». L'affaire est rondement menée et Arnaud Roques rendu coupable d'un nouveau délit.

 

D'autres évènements minuscules parsèment cette chronique villageoise et la vie de ses modestes protagonistes : le calice disparu qui avait été confié à dame Cougouille ; le différent financier Courbeille/Ferrant ; diverses pétitions comme celle de la Fontaine de Buc... On en restera là.

 

CONCLUSION DE LA DEUXIEME PARTIE

 

Le propos de cette deuxième partie était de restituer -autant qu'il est possible- la vie au village -dans toutes ses composantes- en ce début du XIXème siècle. Des pans entiers en restent inconnus mais nous en savons suffisamment pour mesurer l'abîme qui nous sépare aujourd'hui, de cette société rurale rythmée par le temps des travaux agricoles, où l'administration municipale se tient aux limites étroites de la commune et où la sociabilité populaire est sévèrement contrôlée par une élite notabiliaire, fondée sur l'argent et la doctrine capacitaire, brandissant à la fois code pénal et code moral.

L'accumulation d'anecdotes, incidents mineurs, évènements dérisoires à l'échelle de l'histoire, a tenté de rendre les plus vivantes possibles ces modestes mémoires de gens ordinaires. De même, la mention systématique des noms, âge, résidence et situation sociale des protagonistes cherche à donner chair à des existences d'autant plus oubliées que beaucoup sont touchées par le phénomène bien connu de disparition des patronymes.

On aura noté enfin deux caractéristiques de la vie sociale qui peuvent sembler contradictoires : d'une part, l'importance accordée à l'autorité de l'Eglise, l'attention portée à ses recommandations et la place du culte dans les préoccupations municipales ; d'autre part, une sociabilité populaire de divertissement qui paraît débridée, au moins aux yeux des édiles : cabarets, danse, fêtes, jeux de hasard sont l'objet de mesures sévères de surveillance et de répression. La sociabilité populaire se manifeste aussi dans la participation aux offices religieux mais les maires, Prunié comme Oulès, semblent entretenir à son propos une suspicion de principe où la crainte de voir bafoués les enseignements de l'Eglise paraît prépondérante. On peut également remarquer que cette sociabilité populaire déborde les limites du village et certains protagonistes des faits rapportés -acteurs ou témoins- sont domiciliés dans des communes voisines, Sadirac, Saint-Caprais, Bonnetan, Fargues, Meynac, Camblanes, Latresne, Créon...

 

CONCLUSION GENERALE

 

Cette étude de microhistoire porte sur une courte période, une vingtaine d'années. Le moment historique est cependant important. Avec la monarchie de Juillet, en effet, s'institutionnalise une partition de la société entre d'une part une élite fondée sur l'argent et non plus la naissance et nantie d'une compétence à administrer et à gouverner que la richesse est censée lui apporter, Guizot, on le

 

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sait, a fait la théorie de cette forme de pouvoir qu'on appelle aujourd'hui la gouvernance ; d'autre part, un peuple de gouvernés constitué alors pour l'essentiel de la paysannerie avec l'artisanat et la boutique et un prolétariat en formation.

On retrouve cette différenciation dans la société villageoise. La commune est dirigée par une mince frange de notables issue de la cinquantaine de possédants les plus fortunés dont la capacité à conduire les affaires de la commune est supposée garantie par l'importance du cens qu'il payent, même s'ils sont finalement assez peu, on l'a vu, à s'y engager. Le reste de la population, des administrés plus ou moins tenus en minorité, se compose de paysans, petits propriétaires, artisans, journaliers, domestiques...

Au XXème siècle, le développement des classes moyennes nuancera ce cloisonnement sans l'abolir. Mais ceci est une autre histoire.

 

 

Société archéologique et historique du Créonnais, n°10, 2016.