Les élections à la Garde nationale (Cénac 1837-1848)

Écrit par Gérard LS le . Publié dans Culture - Médias - Histoire - Société

 

La Garde nationale est un de ces objets historiques un peu mythiques que l'historiographie a laissé assez largement méconnus. Serge Bianchi et Roger Dupuy parlent de « vide » historiographique (1). Roger Dupuy, dans le même ouvrage va jusqu'à évoquer un « déni historiographique » (2), voire un « déni de mémoire » (3). Il remarque ainsi que François Furet et Mona Ozouf n'ont pas cru devoir consacrer une entrée spécifique à la Garde nationale dans leur Dictionnaire critique de la Révolution française. On peut ajouter que ni Les Lieux de mémoire (dir. Pierre Nora), ni l' Histoire mondiale de la France (dir. Patrick Boucheron) ne lui réservent le moindre chapitre. Les ouvrages généraux consacrés à la Garde nationale se comptent sur les doigts d'une main (4). Elle est cependant évidemment mentionnée par les historiens des différents épisodes qui se sont succédés pendant ses 82 années d'existence dans l'histoire de la France. Il en résulte, toujours selon Roger Dupuy, une vision émiettée, fragmentée. Ce sont quelques uns de ces (modestes) fragments qui seront proposés dans cet article.

 

La Garde nationale et la monarchie de Juillet.

 

Lois, décrets, règlements, souvent contradictoires, jalonnent l'histoire de la Garde nationale ce qui en rend certes l'étude complexe. Une raison essentielle en est le balancement perpétuel entre deux conceptions de sa nature : soit l'exaltation démocratique du peuple en armes, soit une simple force de maintien de l'ordre public.

 

La Restauration s'était ainsi plus ou moins accommodée d'une Garde nationale réduite à une « existence nominale » et confinée dans un rôle de « maintien de l'autorité du roi et de la paix publique » (5). La défiance était cependant permanente de part et d'autre. A l'occasion de la revue passée par Charles X, sur le Champ de Mars, le 39 août 1827, il suffit de quelques cris et manifestations hostiles, apparemment venus des rangs de la Garde nationale, pour que soit procédé immédiatement, sous l'impulsion du ministère ultra de Villèle, à la « dissolution brutale et dédaigneuse » (6) de la Garde nationale parisienne.

 

Cependant, tous les historiens s'accordent pour remarquer que les gardes nationaux ne sont pas pour grand chose ensuite dans la chute de Charles X en 1830. C'est pour la dernière des Trois Glorieuses, le 29 Juillet, que La Fayette reprend du service et rétablit la garde parisienne. L'intervention de la Garde nationale aurait été inventée après-coup, le duc d'Orléans y cherchant une légitimité et une caution démocratique (7). La Garde nationale rentre en grâce et Bordeaux n'est pas en reste : dès le mois d'août, l'archevêque de Cheverus demande aux curés de bénir les drapeaux de la Garde nationale. En août 1839, une réception solennelle du duc d'Orléans (fils aîné de Louis-Philippe) réunit pour une grande revue plus de 3 000 gardes nationaux sur la place des Quinconces.

 

La Garde nationale sera un soutien actif du régime au moins jusqu'en 1835 (8). Cependant la vieille méfiance est toujours là. Les bataillons conservateurs s'inquiètent de la politique volontariste de La Fayette qui voudrait 1 million d'hommes à l'échelle du royaume et au moins 80 000 fusils dans Paris. Pour le gouvernement, 50 000 hommes à Paris et moins de 500 000 au plan national -et étroitement contrôlés par le ministère de l'intérieur et les préfets- seront bien suffisants. Le commandement national de la Garde est supprimé ce qui pousse vers la sortie La Fayette qui, après quelques péripéties, démissionne le 25 décembre 1830.

 

Une nouvelle loi est nécessaire. Ce sera celle du 22 mars 1831. Louis Girard l'analyse très finement (9). On en retiendra la confirmation des deux grandes traditions démocratiques de la Garde nationale. Tout d'abord le service est rendu universel, permanent et obligatoire pour l'ensemble des Français de 20 à 60 ans. Il y avait certes des exemptions (corps soldés, douaniers, forestiers, gardes-champêtres), des exclusions (repris de justice, vagabonds...), des dispenses (anciens militaires, facteurs des postes), mais l'ensemble constituait un corps de 5 700 000 hommes et donc autant d'électeurs potentiels puisque, deuxième grande tradition , il sera procédé par les gardes nationaux eux-mêmes à l'élection de leurs officiers, sous-officiers et caporaux. 5 700 000 électeurs, c'est un suffrage (masculin) quasiment universel à comparer au 1 million d'électeurs pour le scrutin municipal et aux 160 000 pour la Chambre des députés (10). L'organisation est municipale et pour 100 hommes, il fallait 25 officiers, sous-officiers et caporaux. Les gardes communales se constituaient en bataillons cantonaux lesquels pouvaient être regroupés en légions dont le chef était choisi par le roi sur une liste de 10 candidats présentée par les officiers de la légion et les électeurs du chef de bataillon. On remarquera que l'échelon départemental est soigneusement évité. Enfin les élections seront triennales à partir de 1831.

 

La démocratie peut cependant avoir de fâcheux inconvénients. Des républicains, voire des carlistes pouvaient se faire élire officiers. Pire, dans des localités manufacturières un ouvrier pouvait être élu contre un patron. Et, en matière de discipline, voit-on un locataire sévir contre son propriétaire ou un commerçant contre son client ? (11). La loi s'avère difficile à appliquer. Pourtant, débordant les intentions du pouvoir orléaniste, les élections à la Garde nationale pouvaient être un lieu d'apprentissage du politique. Le Manuel général des élections de la Garde nationale publié en 1834 prétendait que « c'est à cette grande école électorale de la garde nationale que les citoyens viendront apprendre à bien user de cette noble et nationale faculté de rechercher les plus habiles, les plus aptes à commander, à administrer, à juger leurs concitoyens et à donner des lois » (12). Probablement des voeux pieux. Dès 1835, après l'attentat de Fieschi, Louis-Philippe s'éloigne de la Garde, le désenchantement et la désaffection s'installent. Mais, comme nous allons le voir les élections continuent.

 

Les élections à la Garde cénacaise.

 

A partir de 1831, les élections doivent donc se dérouler tous les 3 ans. Sur les 6 scrutins possibles, les archives municipales cénacaises ont gardé la trace de trois d'entre eux : 1837, 1840, 1846. Pour ce qui est de 1831, 1834 et 1840, soit l'élection n'a pas eu lieu, soit l'archive a disparu. La question ici ne sera pas tranchée. Par contre, une élection aura lieu en mars 1848, sous la Seconde République, un mois à peine après la chute de la monarchie de Juillet. Elle sera prise en compte.

 

1837. La procédure électorale est très semblable à celle des élections municipales. Un Conseil de recensement a établi la liste des électeurs. En 1837, 87 noms apparaissent sur l'état nominatif déposé sur le bureau de la salle de vote. Le maire, Jean-Jacques Pujol, est président du Conseil de recensement, il est assisté comme scrutateurs de deux conseillers municipaux, Jean-Claude Lucotte et Guillaume Vallet. Les votants sont réunis au nombre de 37, « sans armes et sans uniformes » (13). Le scrutin est ouvert à 9 heures du matin dans la salle de la mairie. Le président fait l'appel de tous les gardes nationaux inscrits sur l'état nominatif. Le premier vote va concerner le grade de capitaine. La majorité absolue est requise, soit ce jour-là 19 voix. Ils sont 7 noms à obtenir des suffrages sans que la majorité absolue soit atteinte. Un deuxième tour est nécessaire, 4 noms encore obtiennent des voix. Un troisième tour permet enfin de départager Auguste Barre qui obtient 22 voix et Pierre Dubourdieu, 9 voix (6 voix sont « perdues »). La procédure est classique et nous est familière, elle ne l'était pas du tout à ce moment-là pour nos villageois et l'apprentissage démocratique vanté par le Manuel général des élections de la Garde nationale n'était peut-être pas si infondé. Et ce n'est pas fini, il faut élire maintenant le lieutenant et il est 10 heures. Ils ne sont plus que 36. Cette fois un seul tour suffit, Pierre Dubourdieu est élu lieutenant avec 32 voix contre 6 à Pierre Dupuch (ce qui fait bizarrement 38!). Il est 11 heures et les deux sous-lieutenants sont à élire : Laurent Joly (35 voix) et Laurent Videau (28 voix) sont proclamés sous-lieutenants. A midi, deux grades importants sont à pourvoir : un sergent major (Jean Thillac obtient 22 voix) et un sergent fourrier (Jean Nègre obtient 19 voix). Une heure plus tard, 6 sergents sont largement élus à la majorité relative et il est « deux heures du soir » (14 h) lorsque les 12 caporaux sont élus à l'unanimité des électeurs restants, soit 33 suffrages chacun. En outre, le procès-verbal du 17 septembre rend compte de la désignation des sous-officiers, caporaux ou gardes pour l'élection du chef de bataillon et du porte-drapeau qui doit avoir lieu le 24 septembre à Cambes. Ils sont quatre : Jean Nègre, sergent fourrier ; Jean Cotte, sergent ; Paul Cougouille, caporal ; Jacques Rozeau, garde.

 

36 votants (et une participation d'ailleurs médiocre de 42%) pour désigner un état-major aussi pléthorique, cela peut prêter à sourire. Il faut cependant observer que la quasi totalité des gardes qui sont venus voter est restée jusqu'à la fin des opérations électorales, soit une présence, en plein mois de septembre, mois de vendanges, de 5 à 6 heures. Entre les tractations pour les candidatures, les dépouillements, les conversations diverses sur des sujets variés, cette rencontre de plusieurs heures étaient certainement un moment intense de sociabilité villageoise. Enfin le caractère démocratique de l'élection semble confirmé : sur les 24 élus, il y a 11 censitaires et 13 non-censitaires ; sur les 4 officiers, il y a 2 censitaires (Barre et Loby) et 2 non-censitaires (Dubourdieu et Videau).

 

1840. En 1840, JJ Pujol, toujours maire, convoque le 8 novembre, à 10 heures du matin, « sur la place du bourg les gardes nationaux du service ordinaire formant une compagnie de la Garde nationale de la commune de Cénac » (14). L'état nominatif déposé sur le bureau comporte 93 noms, 6 de plus que lors de la précédente élection. La nouveauté vient cependant de la participation : 71 présents, soit 76%. Je n'ai pas d'explication plausible de ce regain d'intérêt, sans doute local car la Garde au plan national n'est plus guère considérée. Autre différence par rapport aux conditions de la l'élection de 1837, Pierre Dubourdieu est élu capitaine dès le 1er tour avec 40 voix. Notons que Auguste Barre, capitaine « sortant » n'est mentionné nulle part. Pour le grade de lieutenant, il faudra un 2ème tour afin de départager Jean-Baptiste Cotelle (35 voix) et Laurent Joly (31 voix). Quatre autres candidats ont obtenu 1 ou 2 voix et il y a 1 « bulletin blanc ». JB Cotelle est élu lieutenant au second tour avec 40 voix contre 23 à Laurent Joly. Il faut ensuite 2 sous-lieutenants. Il y a 12 candidats mais Jean Nègre (50 voix) et Jean Montagne (36 voix) passent dès le 1er tour. Laurent Joly avec 30 voix est encore candidat malheureux. Chez les sous-officiers, Jean Thillac est reconduit comme sergent major, poste à forte responsabilité, avec 69 voix, une quasi unanimité. Jean Coste avec 61 voix remplace Jean Nègre, passé sous-lieutenant, comme sergent fourrier. Il y a toujours 71 votants pour élire les 6 sergents et ils sont encore 63 pour désigner les 12 caporaux. Sur 24 élus, il y a 10 censitaires et 14 non-censitaires, cependant dans les 4 officiers un seul est non-censitaire, Pierre Dubourdieu.

 

Le même procès-verbal indique des dispositions qui n'avaient pas été mentionnées en 1837. Après avoir fait battre le ban, le maire fait connaître le nouveau capitaine en proclamant : « Gardes nationaux, en exécution de la loi, vous reconnaîtrez pour votre capitaine M. Dubourdieu et vous lui obéirez en tout ce qu'il vous commandera pour défandre la royauté constitutionnelle, la Charte et les droits qu'elle a consacré pour maintenir l'ordre et la paix publique ». Ensuite, « l'officier commandant » fait reconnaître dans les mêmes termes les officiers sous ses ordres. Après quoi les quatre officiers prêtent individuellement le « serment de fidélité au roi des Français, d'obéissance à la Charte constitutionnelle et aux lois du royaume ». Il est précisé que les officiers ont quinze jours pour signer le procès-verbal déposé à la mairie et qu'à défaut de l'avoir signé ils seront considérés comme démissionnaires. Rapporter ces détails permet de remarquer que, en cette année1840, dans ce village de Gironde, loin des tourmentes parisiennes, l'élection du commandement de sa garde reste une affaire sérieuse suscitant une forte participation et mobilisant l'intérêt d'une grande partie de la population masculine pendant plusieurs heures un mois de novembre.

 

1846. Il n'y a donc pas de trace d'élections de la Garde nationale à Cénac en 1843. Elles n'ont probablement pas été tenues. Cette année là la municipalité cénacaise a connu bien des vicissitudes. Bernard Prunié a démissionné de sa fonction de maire dès le début de l'année. Etienne Burnel, nommé au pied levé en mars réside à Bordeaux, les conseillers municipaux désertent le Conseil, l'adjoint démissionnaire n'est pas remplacé. Burnel lui-même jette l'éponge en décembre. Sully Oulès est enfin nommé à sa place. On imagine qu'au milieu de ces péripéties les élections à la Garde n'avaient guère de place.

 

Il faut attendre ainsi 1846 pour que les gardes nationaux de la commune de Cénac soient de nouveau convoqués, le 8 novembre, à midi, en la salle de la mairie pour l'élection triennale réglementaire, Oulès étant maire. Le Conseil de recensement a établi une liste de 142 noms. Ils seront 62 à voter, soit une participation retombée à 43%. Les scrutateurs sont Laurent Heberard, adjoint au maire et Bernard Prunié, conseiller municipal (15). Il s'agit d'élire cette fois 2 capitaines, étonnante nouveauté qui n'est pas commentée. Dès le 1er tour sont élus Pierre Dubourdieu (59 voix, une réélection à la quasi unanimité), « capitaine en premier » et Jean Montagne (35 voix), « capitaine en second ». A 1 heure de l'après-midi il est procédé à l'élection de deux lieutenants. Il n'y a plus que 39 votants. Nègre fils (39 voix) et Jeandreau (20 voix) sont élus. A 2 heures de l'après-midi, il y a 33 votants pour désigner comme sous-lieutenants MM. Coste (33 voix) et Thillac (32 voix). Ils sont 34 à 3 heures pour élire à l'unanimité Videau comme sergent major et Lestrille comme sergent fourrier. A 4 heures, ils ne sont plus que 25 pour se donner 8 sergents et 16 caporaux, toujours à l'unanimité. On ne donnera pas le nom du réprouvé qui aura réussi à n'être ni sergent ni caporal.... Sur cet état-major de 32 membres, on compte 12 électeurs censitaires et 20 non-censitaires. Ces opérations électorales de 1846 ont visiblement suscité, à Cénac, bien moins d'intérêt que celle de 1840. On notera que malgré (ou à cause de) cette relative démobilisation, il n'y a pas de bouleversement dans la composition du commandement.

 

1848. Cette continuité va être confirmée par une nouvelle élection, le 16 avril 1848, quelques semaines après la chute de la monarchie de Juillet. A Paris, elles se déroulent le 5 mai. Le procès-verbal n'indique pas le nombre d'électeurs recensés mais ils sont 99 à voter (16). Il faut noter que, à la suite du décret du 5 mars 1848 instituant le suffrage universel (masculin), le Conseil municipal de Cénac a établi dans sa séance du 19 mars la liste nominative des électeurs de la commune. Ceux-ci sont au nombre de 165 (17). En 1846, les gardes nationaux recensés étaient 142, ce qui confirme que les élections pour le commandement des gardes dans l'ensemble des communes constituaient déjà un suffrage quasiment universel. Quant au résultat de ce scrutin et nonobstant le changement de régime, Pierre Dubourdieu est de nouveau presque plébiscité comme capitaine avec 71 voix sur 99. Montagne est rétrogradé au grade de lieutenant, Nègre fils y est confirmé. Jeandeau passe sous-lieutenant avec Jean Motte, un nouveau venu. Laurent Videau est toujours sergent major et Lestrille toujours sergent fourrier. Le scrutin a commencé à 2 heures de l'après-midi, il durera jusqu'à 6 heures. La cérémonie de reconnaissance du capitaine a lieu le 24 avril. Avec le changement de régime, la formulation a été évidemment un peu modifiée : « Gardes nationaux, en exécution de la loi vous reconnaîtrez pour votre capitaine le citoyen Dubourdieu et vous lui obéirez en tout ce qu'il vous commandera pour défendre la République et pour maintenir l'ordre et la paix publique » (18).

 

Mais, monarchique ou républicain, l'ordre reste l'ordre. Lors des journées insurrectionnelles de juin, le gouvernement provisoire s'affole, Lamartine en appelle à l'armée et à Cavaignac. Les gardes nationaux de l'ouest parisien sont naturellement fidèles au pouvoir, ceux de l'est parisien, comme ils le feront sous la Commune, passent en grande partie du côté des insurgés. Restent les gardes provinciales, elles se mobiliseront mais lentement et, par exemple, en juin, les conseils municipaux de Blaye et Bourg mettent leurs gardes à la disposition des autorités pour sauver l'Assemblée nationale qui « se trouve aux prises avec des factieux qui veulent l'opprimer » (19). Les gardes mobiles, « ces corps de gavroches et d'aventuriers à l'encadrement hétéroclite » (20) seront bien plus efficaces. Quoi qu'il en soit, la modeste garde cénacaise va se voir dotée en deux temps de 24 fusils : 12 sont délivrés dès le 11 juin, les 12 autres arriveront bien après la bataille, le 30 juillet. Les heureux bénéficiaires en sont le capitaine Dubourdieu, le sergent major Videau, 2 sergents, 5 caporaux et 15 gardes (21). Ils ne seront restitués à l'arsenal de Blaye qu'en 1853 (demande du ministère de l'intérieur au Préfet en date du 19 février 1853). Les communes seront cependant invitées à réparer, nettoyer, gratter, polir les armes remises. En fait, les réparations seront effectuées à La Rochelle aux frais des communes. Cénac en aura ainsi pour 41 francs et 41centimes, Camblanes qui a eu aussi 24 fusils, mais où l'on est sans doute plus soigneux, s'en tire avec 17 francs 37 centimes (22).

 

Pour clore ce chapitre, on insistera sur la présence qui semble non négligeable de la Garde nationale dans le village, même si on manque certes d'informations sur son activité réelle. Sur la dizaine d'années considérée, il faut souligner la confiance renouvelée des villageois à un petit groupe d'une demi douzaine d'entre eux que l'on retrouve peu ou prou aux divers postes de commandement : Pierre Dubourdieu, Jean Montagne, Jean Thillac, Jean Coste, Jean Nègre, Laurent Videau.

 

Organisation et fonctionnement.

 

La documentation est ici lacunaire et dispersée (23). L'organisation de base de la Garde nationale est communale. Les gardes communales sont regroupées en bataillons cantonaux. En 1830, la garde cénacaise est rattachée au bataillon de Cambes avec Baurech, Cambes, Camblanes-et-Meynac, Saint-Caprais, Tabanac et Le Tourne (24). En 1832, en Gironde, 475 communes ont organisé une garde nationale, soit 83% des communes du département (25). On compte dans le département 58317 gardes nantis de 2 519 fusils de guerre, 6 000 fusils de chasse, 365 sabres (26). Les bataillons cantonaux sont pourvus d'un « Conseil d'administration ». En 1834, le Conseil de Cambes est ainsi nommé par arrêté (7 juin 1834), il est composé de 6 membres : Jean Laville, tailleur d'habit à Cambes (ou Camblanes), est capitaine ; Pierre Dupuch, cordier à Cénac, est lieutenant ; Armand Lafitte, boulanger à Baurech, est sous-lieutenant ; Satigué, instituteur à Saint-Caprais, est sergent major ; St Pé Labadie, propriétaire à Camblanes et Jean Massip, propriétaire à Quinsac, sont de simples gardes nationaux (27).

 

L'armement est fluctuant, l'uniforme encore plus d'autant qu'il est aux frais du garde. En fait d'uniforme, c'est la fameuse blouse gauloise, la « vexante blouse gauloise », comme dit Louis Girard (28) que l'on cherche à imposer aux campagnes, en 1831, au prix de 48 francs. Ce serait « une sorte de robe bleue semblable à la blande des voituriers avec le parement et le collet des gardes nationaux de la ville ; elle est bordée en bas par une bande rouge et serrée sur les reins par une ceinture tricolore » (29). Le département de la Gironde, la considérant comme un signe d'infériorité, la refuse (30). En 1848, Ledru-Rollin, ministre de l'intérieur, préconisera pour les gardes rurales une « tunique-blouse de chanvre, la blouse se serre au-dessus des hanches au moyen d'une coulisse dans laquelle est passée un ruban de fil noir » (31).

 

Les gardes rurales comme les autres sont tenues à des exercices, des manœuvres et des patrouilles aussi régulièrement que le permettent les travaux agricoles et la bonne volonté des uns et des autres. Ce qui ne va pas sans poser d'importants problèmes de discipline. Des peines de prison peuvent être prononcés par des conseils de discipline, mais que faire en l'absence de prisons ? Une circulaire départementale de 1846 recommande soit la prison du chef-lieu d'arrondissement mais à l'écart des autres prisonniers, soit une amende de 1 à 10 journées de travail, soit l'aménagement d'un local à la « maison commune du bataillon », ce qui suppose qu'il en existe une (32). Les archives municipales de Cénac ont conservé un « Cahier de punitions » assez édifiant. Il est daté d'octobre-novembre 1870 mais donne une idée de ce qu'était alors la discipline dans une garde nationale rurale. Les « motifs de punition » sont le plus souvent « pour avoir manqué à la manoeuvre », « a manqué l'exercice » avec quelques « refus de faire une patrouille ». Un cas plus original mais sans doute loin d'être isolé est celui de Richard fils (il y a prescription) sanctionné « pour être arrivé soul dans les rangs ». C'est le capitaine qui inflige les punitions, elles se limitent en fait à des jours de garde hors tour et des patrouilles supplémentaires. Le 29 octobre, 2 jours de garde hors tour sont prononcés contre des gardes pour « murmures et réponses inconvenantes envers le sergent ». L'efficacité de ces sanctions semble relative mais pas forcément sans portée : le 17 octobre, 25 gardes sont traduits devant le conseil de discipline pour avoir manqué à l'exercice, le 18 octobre, ils ne sont plus que 10 et le 20 octobre, 6. Il y a toujours des récidivistes...

 

Les oppositions politiques au sein de la Garde nationale, selon la compagnie, le bataillon voire la légion font partie de son histoire. On le résume le plus souvent aux péripéties de la Garde parisienne. Les gardes rurales n'en étaient cependant pas forcément exemptes si l'on considère l'affaire qui a agité le nouveau bataillon de Camblanes-et-Meynac en octobre 1848. Les divergences politiques qui opposent alors le maire de Camblanes-et-Meynac aux deux capitaines de la garde du village sont clairement formulées. Les « torts » dont les deux capitaines se sont rendus coupables envers le maire sont attestés par une pétition des lieutenants, sergent major et sergents. Il est reproché aux capitaines Lapouyade et Villefranche d'être allés avec une trentaine de gardes nationaux de Camblanes complimenter le maréchal Bugeaud au château de Mccarthy, une « démarche faite dans l'intérêt du parti carliste dont le curé est l'âme » (33). Bugeaud n'était certes pas un farouche républicain, il paraît néanmoins difficile de l'impliquer dans une sorte de complot « carliste » (34), lui à qui les légitimistes ne pardonnaient guère d'avoir été à Blaye le « geolier » de la duchesse de Berry. Quoi qu'il en soit, selon le maire de Camblanes, cela aurait provoqué un « sentiment profond d'indignation non seulement à Camblanes mais dans les communes voisinesde Quinsac, Cénac et Latresne qui concourent à la formation du Bataillon cantonal ». La Garde nationale de Camblanes a donc été dissoute et immédiatement réorganisée.

 

On peut ajouter au dossier la pittoresque lettre anonyme stigmatisant pesamment -mais en vers- le curé et les carlistes :

« C est toi petit curé qui commande l'escorte

tu les excites hélas par ta voix sanguinaire

invoquant les seigneurs tu égorgeais tes frères

Reste donc dans ton culte et au pied de l'autel

pour établir la paix prie donc l'éternel

et tu dois seulement veiller au ministère

tu dois pas te mêler des affaires de la guerre

(…)

Et nous te répétons que jamais un anglais

ne viendra dicter sa loi aux Camblanais

voilà pour mccarthy le cochon carliste

(…)

A bas les carlistes et tous ces drapeaux blancs

Mieux vaut être en france républicain pur sang »

 

Le conflit est résumé de façon lapidaire dans l'élégante péroraison du libelle :

« J'emmerde les carlistes

et tous ceux qui les soutiennent »

 

 

Les quelques éléments proposés ici peuvent sans doute permettre d'étayer, au moins pour la dizaine d'années évoquée, la thèse d'une Garde nationale comme institution globalement préservée et respectée dans le village. Elle mobilise régulièrement (élections, exercices...) une grande partie de la population masculine. C'est un lieu habituel de sociabilité villageoise et même de mixité sociale permettant à des villageois parmi les moins fortunés de prendre part aux affaires de la commune, jusqu'à faire émerger une hiérarchie parallèle de responsables de l'ordre public. Cette dualité de pouvoir avec le maire et le Conseil municipal pouvait être l'occasion de conflits même si le dernier mot devait rester au pouvoir municipal. On l'a vu avec l'affaire de Camblanes en 1848. Une occurrence de ce type de rivalité a pu être également relevé à Cénac sous la Restauration (35). Enfin, on peut se demander si l'historiographie n'a pas trop négligé l'effet d' apprentissage des processus démocratiques induit par la répétition des scrutins au suffrage quasiment universel pour l'élection des commandements des gardes locales. Lorsque le suffrage universel (masculin) est officiellement instauré en mars 1848, la liste des électeurs recensés à Cénac ne diffère guère de celle des électeurs de la Garde nationale.

 

NOTES

 

  1. Serge Bianchi et Roger Dupuy, Présentation de La Garde nationale entre nation et peuple en armes. Mythes et réalités, Presses universitaires de Rennes, 2006.

  2. Roger Dupuy, « La Garde nationale : du déni historique à la nécessité d'un nouveau questionnement », dans La Garde nationale entre nation et peuple en armes, ouvr. cité, p. 15.

  3. Roger Dupuy, La Garde nationale. 1789-1872, Folio Histoire, 2010, p. 558.

  4. Louis Girard, La Garde nationale. 1814-1871, Plon 1964 ; Georges Carrot, La Garde nationale (1789-1871). Une force politique ambiguë, L'Harmattan, 2001 ; Roger Dupuy, La Garde nationale. 1789-1872, Folio Histoire, 2010. La thèse de Mathilde Larrère, souvent citée, ne porte que sur la Garde nationale de Paris sous la monarchie de Juillet.

  5. Georges Carrot, o. c. p.241, p.233.

  6. Roger Dupuy, o. c. p.385.

  7. Roger Dupuy, o. c. p.402.

  8. Roger Dupuy, o. c. pp. 418-452.

  9. Louis Girard, o. c. pp. 196-215.

(10) Georges Carrot, o. c. p. 257.

(11) Louis Girard, o. c. p. 205.

(12) Cité par Mathilde Larrère, « Les élections des officiers de la Garde parisienne sous la monarchie de

Juillet : la politisation des classes moyennes en question », dans La Garde nationale entre nation et

peuple en armes, o. c. p. 464.

(13) Archives municipales de Cénac (désormais AMC), procès-verbal du 17 septembre 1837.

(14) AMC, procès-verbal du 8 novembre 1840.

(15) AMC, procès-verbal du 8 novembre 1846.

(16) AMC, procès-verbal du 16 avril 1848.

(17) AMC, procès-verbal du 19 mars 1848.

(18) AMC, procès-verbal du 24 avril 1848.

(19) Archives départementales de la Gironde (désormais ADG), 4 R 46

(20) Louis Girard, o .c. p. 309 ;

(21) AMC, « Etat nominatif des sous-officiers, caporaux et gardes nationaux à qui il a été délivré un

fusil », le 30 juillet 1848, signé du maire Oulès.

(22) ADG, 4 R 118.

(23) Voir la synthèse de Marie et Jean-Marc Constantin, Cénac en Entre-deux-mers, pp.129-135.

(24) ADG, 4 R 107.

(25) Balestrat Richard, Agostinho Marc, La Garde nationale en Gironde. 1814-1871, Mémoire de

maîtrise en histoire contemporaine, 1994.

(26) ADG, 4 R 116.

(27) ADG, 4 R 52.

(28) Louis Girard, o. c. p.204.

(29) Encyclopédie des gens du monde : répertoire universel des sciences, des lettres et des arts,

d'Alexandre-François Artaud de Monter, 1833 (sur gallica.fr)

(30) Balestrat R., Agostinho M., o. c.

(31) ADG, 4 R 101.

(32) ADG, 4 R 102.

(33) ADG, 4 R 46.

(34) Les carlistes, partisans de Charles X, sont plus communément appelés en France légitimistes.

(35) Gérard Loustalet-Sens, « La municipalité de Cénac sous la Restauration et le début de la

monarchie de Juillet », SAHCC, 2010.

 

Gérard LOUSTALET-SENS

 

 

Publié dans le Bulletin 2020 de la Société archéologique et historique du Créonnais.