Les intellectuels organiques communistes
La catégorie de l’intellectuel organique communiste n’a peut-être plus qu’un intérêt historique. Violemment vilipendée hier par les idéologues de la bourgeoisie, il ne s’agit pas aujourd’hui de la magnifier mais sans doute de la réhabiliter car elle a correspondu à un moment précis de la lutte des classes. Le modèle de l’intellectuel organique communiste est ce que l’on a appelé, de manière pas toujours bienveillante, le «cadre thorézien». La constitution d’un corps de révolutionnaires professionnels dotant la classe ouvrière d’un personnel politique autonome entrait en contradiction avec une éthique militante ouvrière spontanée se défiant de tout mandataire suspecté de faire carrière à l’image des politiciens bourgeois. Bourdieu a analysé ce paradoxe du groupe qui ne peut se constituer comme tel qu’en se dépossédant de la parole pour la remettre au porte-parole.
Bernard Pudal (Prendre parti. Pour une sociologie historique du PCF, Presses de la FNSP, 1989) a décrit l’invention du cadre thorézien comme synthèse du travail politique révolutionnaire et de l’intervention dans les institutions bourgeoises. Il n’y a pas lieu de ressusciter ce que Pudal appelle le « culte de la personnalité ouvrière militante » mais bien de voir que la constitution de cet appareil politique a été un moment nécessaire de la lutte des classes. Il s’est agi de faire une force du mépris dont les militants ouvriers, supposés ignorants et incompétents, étaient la cible de la part des cerbères bourgeois du champ politique. L’inversion des valeurs de la doxa politique bourgeoise demande une parfaite connaissance de celle-ci et l’on sait que cette connaissance n’a rien de spontanée dans les milieux populaires (voir Daniel Gaxie, Le cens caché, Seuil, 1978). D’où la nécessité d’une formation des cadres devenue une véritable sociodicée, c’est-à-dire tout un discours de justification et de légitimation, une auto consécration du groupe qui se figera assez vite en auto- reproduction. Il ne s’agit pas, contrairement à un cliché éculé, d’une contre-culture et les écoles du parti donnaient, à côté de la formation à la théorie marxiste, des éléments de la « culture légitime ». Il est vrai que l’adhésion, l’engagement de toute la personne pouvait prendre la forme, selon Pudal, d’une « remise de soi (au Parti) » mais « d’autant plus librement consentie qu’elle était profondément vécue sur le mode de la désaliénation » (p.180).
C’est ainsi que, au moment du Front Populaire, des milliers de militants se sont trouvés portés à des fonctions politiques, municipales, etc. suscitant l’hostilité des défenseurs habituels de la supériorité des élites, outrés que l’importance attribuée jusque là aux capitaux économique et culturel, en particulier scolaire, pour la responsabilité des affaires du pays soit remise en question. On sait que la dénonciation des ces nouveaux entrants dans le champ politique a pris la forme d’un racisme de classe s’en prenant aux « apparatchiks » de l’« appareil » qui seraient des « primaires » incultes multipliant les fautes de français, barbarismes et autres impropriétés. Et dans le même temps on leur reprochait une « langue de bois » qui est pourtant certainement le chose la plus répandue dans l’ensemble du champ politique, à droite comme à gauche.
Une hypothèse sociologique intéressante est avancée par Bernard Pudal selon laquelle les intellectuels organiques communistes auraient été pour les classes populaires de véritables intermédiaires culturels dont le statut se rapprocherait de celui de l’instituteur et du prêtre rural : leur institution les munirait des savoirs leur donnant autorité pour assurer une mission d’encadrement et de formation des dominés ; il servirait en même temps ladite institution et vivrait la reconnaissance de cette mission comme une vocation.. Ces intermédiaires culturels, intellectuels dominés, ne peuvent qu’être méprisés et niés comme intellectuels par les intellectuels dominants en charge de « l’institutionnalisation des visions dominantes » de la société. Quant aux intellectuels traditionnels (au sens gramscien), on connaît l’ambivalence de la politique thorézienne à leur égard : il s’agissait, selon Pudal, de prémunir l’élite ouvrière de la concurrence des intellectuels traditionnels tout en la faisant bénéficier des apports de ces derniers. Enfin, on peut suivre Pudal sur la notion d’ « intellectuel collectif » qui « proclame et dissimule sous une enveloppe mythique le magistère intellectuel des intellectuels organiques (communistes), magistère qu’à titre individuel ils ne pourraient revendiquer » (p.192)
23 mai 2011