Pour la gloire de l'entreprise (privée)

Écrit le . Publié dans Idéologie Libérale

J'ai déjà évoqué dans deux chroniques, en février 2013, cette mythologie de pacotille censée glorifier « l'entrepreneur », ce héros de notre temps qui prend tous les risques pour nous combler de richesses et d'emplois ! Mais c'est aussi « l'entreprise » qui fait l'objet de tout un travail de célébration médiatique, éditocrates et journalistes divers ayant perdu depuis longtemps tout sens critique (s'ils en ont jamais eu) face aux injonctions du MEDEF. Car il ne s'agit pas de n'importe quelle entreprise mais bien de l'entreprise privée, capitaliste. Pour les libéraux, les entreprises publiques ne sont pas des entreprises mais des monstruosités étatiques occupant indûment trop de secteurs où il y aurait tant de profits à faire... Il n'est donc de véritable entreprise que privée, la vulgate néo-libérale l'ayant en outre érigée en modèle universel du fonctionnement de tout groupe humain. La loi dite du marché, c'est-à-dire la « loi du plus fort », comme dit Pierre Bourdieu, s'impose comme la « norme de toutes les pratiques » (Interventions1961-2001, Agone, 2002, p.349). Il n'est que de voir alors la considération avec laquelle la platitude journalistique reçoit le moindre personnage, tel Macron, qui « vient du monde de l'entreprise », ce qu'il est convenu de regarder comme une compétence irréfutable dans la conduite des affaires publiques aussi bien que privées.

     Le capitalisme a toujours revendiqué une sorte de transcendance, un principe supérieur d'existence par rapport au reste du monde social. Le protestantisme calviniste l'a fondée sur la divine Providence, Adam Smith sur la « main invisible du marché », les libéraux d'aujourd'hui sur les mathématiques : on est toujours dans la croyance. Rien n'est sans raison et il est nécessaire de toujours travailler à une meilleure connaissance des déterminismes à l'origine de toute action humaine mais la prétention exorbitante de l'orthodoxie économique néo-classique de mettre en équations le monde économique et social n'est qu'une manipulation scientiste visant à donner l'argument de la science à la domination de classe.

     L'imposition du modèle entrepreneurial capitaliste fait l'objet de toute une sociodicée. Ce terme a été forgé par Bourdieu à partir du mot de Leibniz, la théodicée, qui est la justification de Dieu, la sociodicée est la justification de la société (Sur l'Etat, Raisons d'Agir-Seuil, 2012, p.379). Il y a donc des stratégies de sociodicée qui « visent à légitimer la domination et son fondement (c'est-à-dire l'espèce de capital sur laquelle elle repose) en les naturalisant » (La noblesse d'Etat, p.388-389). Les stratégies visant à la perpétuation de la domination du capital sont souvent assez grossières. Elles consistent en particulier à imposer dans l'espace de la communication médiatique toute une terminologie avec des mots piégés parce que d'abord issus du business et qui sont étendus subrepticement à l'ensemble des questions socio-économiques. On compte à peu près dans ce jargon dix à douze vocables que l'on n'ose appeler des concepts tellement ils sont saturés d'idéologie, soit : compétitivité-concurrence-efficience-excellence-flexibilité-gouvernance-management-modernité-performance-rentabilité... Chacun d'eux mériterait un décryptage (voir Les nouveaux mots du pouvoir. Abédécédaire critique, Pascal Durand (dir.), Editions Aden, 2007).

     On se bornera ici, pour terminer, à un autre aspect des stratégies entrepreneuriales : le registre de la plainte. Il va s'agir d'occulter la raison d'être de l'entreprise capitaliste, le profit et la rémunération des actionnaires, en détournant l'attention de son incapacité structurelle à assurer face à la crise le rôle que l'on feint de lui attribuer : créer de l'emploi et du pouvoir d'achat. Nos pseudo aventuriers vont donc se réfugier derrière toutes sortes de circonstances extérieures dont ils seraient victimes. Petit florilège du lamento patronal : entreprises « persécutées par le fisc », « ponctionnées », « présumées coupables », « économie asphyxiée », « administration tâtillonne », « système social coûteux », « multiplication des contrôles fiscaux et sociaux », « insécurité juridique », « barrières réglementaires excessives », « diabolisation des dividendes », sans parler de l'inénarrable « peur de l'embauche » ! Et face à tant de pusillanimité il faudrait vanter un « esprit d'entreprise » qui ne serait que « sens des responsabilités et de l'initiative, volontarisme, opiniâtreté » et louer le « risque créateur de valeur (qui) doit avoir une juste rémunération ». Ces gens ne doutent de rien !

 

22 juin 2015