L'esprit versaillais

 

 

Avec le vote de la loi travail, malgré de puissantes manifestations syndicales, le pouvoir macronien pensait bien avoir maté le mouvement social. Et le voilà qui resurgit, de manière inédite, avec la révolte des Gilets jaunes, comme un couvercle qui explose. C'en est trop pour les bien pensants et l'ordre établi. Les vieux réflexes de panique et de haine sociale ont très vite refait surface chez les possédants, leurs laquais et leurs obligés. On cultive la peur de ce qui ne saurait être qu'une populace avide de pillage et de chaos, on en appelle aux forces de l'ordre afin de mettre à la raison cette canaille... C'est une conjonction de la propriété, du sabre et du goupillon qui traverse toute l'histoire de France. J'appelle cela l'esprit versaillais. Les Versaillais, c'est le gouvernement, en 1871, dirigé par l'infâme M. Thiers, replié à Versailles devant l'insurrection de la Commune hier condamnée avec les mêmes accents qu'aujourd'hui les GJ. Thiers, profitant de la défaite française face aux Prussiens, va reconstituer une armée, non pas pour combattre les Prussiens mais pour abattre Paris insurgé. Il obtient la collaboration (déjà!) de Bismarck qui lui libère plusieurs dizaines de milliers de prisonniers de guerre et permet aux troupes versaillaises de contourner Paris. Gustave Flaubert, pourtant horrifié par la Commune, remarque ironiquement : « Ah ! Dieu merci, les Prussiens sont là ; c'est le cri universel des bourgeois » (cité dans La Commune de 1871, Jean Bruhat, Jean Dautry et Emile Tersen, Editions sociales, 1960, p.221). C'est une armée de « lignards » (infanterie de ligne), elle apparaît dans le dernier et superbe roman d'Hervé Le Corre, Dans l'ombre du brasier, pour « pulvériser la canaille qui terrorise depuis deux mois les braves gens » (p.84). On connaît la suite, la Semaine sanglante, le massacre des Communards, les déportations... La propriété était sauvée et la IIIème République fondée dans une mare de sang.

Les Versaillais de nos jours sont privés de massacre même si certains, semble-t-il, -on l'a entendu- n'y aurait pas répugné... Faute de chassepots, on a le LBD, on cherche à meurtrir, blesser et l'on réussit à estropier, mutiler sous les applaudissements des bons bourgeois apeurés mais rassurés de voir cette « racaille jaunasse » (je l'ai lu!) mise au pas. Près de 10 000 tirs de LBD avec les dégâts que cela peut provoquer, voilà de quoi réjouir les honnêtes gens ! Il y a ainsi une multitude de petits Versaillais qui s'ignorent. Le gros des troupes se trouve dans les classes moyennes supérieures massivement macroniennes. On les reconnaît à leur exécration sordide des pauvres comme à leur déférence envieuse envers les puissants, tout un ethos dont nous reparlerons, celui de ce qu'Alain Accardo appelle de manière savoureuse le petit-bourgeois gentilhomme (Agone, 2009).

On sait le ruissellement d'eau tiède libérale que nous infligent en permanence les médias dominants sous forme de pseudo-débats où compères et commères entretiennent une connivence sans cesse renouvelée. Commentateurs tous terrains, experts en tous genres, éditocrates multicartes, sont grassement rémunérés pour, sous couvert d'analyses politiques, nous administrer des opinions personnelles dont on n'a que faire et qui ne font que relayer la communication gouvernementale. Et toujours les mêmes tristes figures, les Jeudy, Saint-Cricq, Weil, Fressoz, etc... Et l'inénarrable Barbier, aussi verbeux qu'inutile, péremptoire et content de lui... Et le Perrineau, politologue officiel, onctueux comme un cardinal... Et le chanoine Apathie qui cultive un vague accent de terroir pour faire débonnaire... Et les inévitables sondeurs qui fabriquent l'opinion officielle sous prétexte de « mesurer » l'opinion générale... Et les chefs de meute : Calvi et son épais « bon sens » qui rejoint toujours l'intérêt des puissants, Pujadas affichant un prétendu professionnalisme qui n'est qu'une servile conformité ! Tous ces gens proclament bien sûr leur totale liberté de parole laquelle n'est due qu'au fait qu'ils ont été choisi pour leur acquiescement sans faille à la doxa libérale.
Et l'esprit versaillais n'est jamais loin. « Foutez-les tous en taule ! Rétablissez l'ordre », couine élégamment un certain Brice Couturier, pilier néo-réactionnaire de France-Culture. Tout Versaillais se doit de célébrer les forces de l'ordre. M. Bruno Dive n'y manque pas : « agressées », « molestées », « menacées », elles « ont montré (leur) sang-froid » (Sud-Ouest, 01.02.2019). Sans blague ! Peu importe les centaines de GJ gravement blessés, les mains perdues, les yeux détruits... Des dommages collatéraux négligeables, c'est toujours le prix du retour à « l'ordre républicain » !

 

NIR 220. 4 février 2019.