Le néolibéralisme et l'Etat

Écrit le . Publié dans Idéologie Libérale

 

 

Les chiens de garde du capitalisme sont en alerte : non, le néolibéralisme ne saurait avoir aucune responsabilité dans la catastrophe sanitaire du Covid-19. D'ailleurs le néolibéralisme ça n'existe pas, disent-ils. L'austérité imposée aux classes laborieuses n'est qu'une illusion et l'enrichissement pharamineux d'une poignée d'oligarques, un fantasme... Ces dénégations grossières peuvent avoir une apparence de vérité quand l'idéologie libérale s'insinue dans nos vies jusqu'à faire paraître naturelles les injustices et les inégalités les plus extravagantes.

Dans le domaine de la santé, les ravages du néolibéralisme sont pourtant tellement criants. On se rappelle, dans le genre chien de garde, l'infamie du dénommé Yves Calvi, se permettant indignement de dauber sur la « pleurniche permanente hospitalière », ou cet autre -brocardé par Maurice Ulrich dans l'Humanité (23.04.2020)- qui osait fielleusement dénoncer un « lobby » des blouses blanches qui exigeraient impudemment les moyens de bien soigner à l'hôpital public ! Il y a une conception néolibérale de la santé publique, étudiée en particulier par Barbara Stiegler, philosophe et universitaire à Bordeaux-Montaigne (le Monde, 10.04.2020). La réduction du nombre de lits d'hôpital, le manque de soignants, la pénurie de matériel répondent à des objectifs précis dictés par l'idéologie. La santé n'est plus pensée en termes de soin et d'impératifs sociaux mais en termes de performance, d'innovation, de rentabilité et d'impératifs... économiques. Les désormais fameuses Agences régionales de santé (ARS) sont l'expression la plus tristement achevée de cette technocratie néolibérale et de sa vision calculante de la société, comme si l'honorable profession de comptable devait dès lors régenter le monde ! On cultive, entre autres, le fétichisme d'une pseudo-mobilité incarnée dans l'opposition fictive flux (mobilité : marquée positivement) vs stocks (immobilisation : marquée négativement). En réalité, un stock peut rester 10 ans dans un entrepôt, il suffit qu'il change d'acquéreur sans bouger d'1 cm pour constituer un flux. On vantera alors une gestion « immatérielle », une gestion dont la rente n'est pas perdue pour tout le monde et qui justifie l'existence d'une armée de parasites sociaux, « absent de tout travail productif », comme dit Gérard Mauger (l'Humanité, 24.04.2020) : traders, banquiers, managers, consultants et conseillers de toutes sortes, communicants ou... éditocrates …

Un autre versant de la vulgate néolibérale est la réduction individualisante de la maladie. De même que le salarié qui perd son emploi est responsable de sa situation de chômage, le patient tombé malade est responsable de sa pathologie. Il va falloir qu'il « optimise » son traitement de manière à améliorer sa « performance » de guérison. Ce ne serait qu'affaire de responsabilité individuelle. C'est, selon la philosophe Myriam Revault d'Allonnes, un « nouveau modèle de subjectivation proposé aux individus » (le Monde, 17.12.2019). On y reconnaît sans peine l'inévitable poncif du « sujet rationnel entrepreneur de soi-même » et « performant ». Le « calcul » et la « prévision » sont censés le soustraire aux aléas de la contingence et aux vicissitudes du quotidien. Pour Myriam Revault d'Allones, « le macronisme est une politique de l'insensible » fondée sur un discours de l'expertise et une rhétorique managériale tellement hors-sol qu'il a fallu une pandémie pour que les petits marquis (et marquises) de la macronie découvrent avec stupéfaction ces métiers qu'ils disent avec condescendance invisibles parce qu'ils n'ont jamais voulu les voir et sans quoi ils ne pourraient jamais exhiber leur contentement de soi et leurs prétentions à l'excellence.

Enfin, le « retour » de l'Etat souligne « l'imposture du néolibéralisme » (Eva Illouz, l'Obs, 20.04.2020) : seul l'Etat est capable de faire face à une crise de cette dimension. En spoliant l'Etat de ses ressources, en particulier avec des politiques fiscales scandaleusement injustes, le capitalisme prive la société des moyens nécessaires pour les missions fondatrices que ne pourront jamais assurer le marché ou ce qu'on appelle l'initiative privée. Comme le montre cette crise, le capital lui-même en pâtit mais, ainsi que le scorpion de la fable, il continue quand même. Il lui faut donc prêcher une reprise hâtive du travail, au nom de « l'économie », tout en jouant du registre moral et condamnant les mauvais citoyens « hypocondriaques du droit de retrait » comme a osé le proférer une radio patronale (Lagardère) : Europe1.

 

NIR 246. 3 mai 2020