Invisibles
On se rappelle, au plus fort de la pandémie, le paternalisme qui a dégouliné sur ces travailleurs « invisibles » dont les bourgeois macroniens et quelques autres découvraient soudainement « l’utilité sociale ». Macron, soit par ignorance, soit par calcul, a même parlé « d’ utilité commune ». Pierre Cerna, dans l’Humanité, a dénoncé l’imposture : en 1789, c’est la bourgeoisie qui prétendait incarner l’utilité commune afin d’installer sa domination et garantir la propriété (17/18/19.04.2020)… Quant à l’invisibilité, c’est un produit du néolibéralisme dont les chantres s’emploient depuis des décennies à invisibiliser tout ce qui relève du « social », en particulier par la négation de l’existence des classes sociales. Peut-être certains ont pu y croire, d’où leur stupéfaction devant le surgissement de cet obscur prolétariat des « services » si totalement nécessaire à leur confort et à la marche de l’ensemble de la société, méconnu ou vu de haut, ignoré ou méprisé : une véritable « armée de l’ombre », pour reprendre l’expression du sociologue Camille Peugny (Le destin au berceau. Inégalité et reproduction sociale, Seuil, 2013, p.35).
L’invisibilisation du social a une source sociologique et une source politique. C’est dans les années 60 que se forgent les théories sociologiques de la « moyennisation » de la société. Les Trente Glorieuses auraient enterré les classes sociales et les ouvriers ressembleraient de plus en plus à des employés. La société ne serait donc plus constituée que d’une immense classe moyenne aux aspirations uniformes et comblées ; deux Français sur trois, disait Giscard, le troisième étant sans doute celui qui réapparaît aujourd’hui émergeant de supposés bas-fonds que l’on voulait oublier. Ce pseudo concept de moyennisation est un leurre qui a été politiquement instrumentalisé par le Parti socialiste, reprenant sans le dire la formule giscardienne et rejetant délibérément ce qu’il pensait être les restes d’une classe populaire inéduquée et électoralement peu sûre. Renonçant à la prise en compte des attentes populaires d’un véritable changement, la social-démocratie au pouvoir a prêché, comme idéologie de substitution le fameux libéralisme culturel mitterrandien… Les luttes collectives ringardisées, il n’y avait plus de place que pour la liberté et l’épanouissement de l’individu, illusoires dans une société libérale car réduites à un individualisme concurrentiel. Mais il fallait bien tenter de masquer le ralliement inconditionnel à cette société de marché que Jospin, quelques années plus tard, feindra de répudier.
Ces vies, niées autant par le macronisme triomphant que par le mitterrandisme pontifiant, ont fait l’objet d’un ouvrage publié aux Editions La Découverte en 2006 : La France invisible (Dir. Stéphane Beaud, Joseph Confavreux, Jade Lindgaard). C’est la longue liste des précaires, délocalisés, discriminés, intermittents, privatisés, déclassés, sans-emploi, stagiaires, surendettés, etc. qui, privés des moyens de lutter et revendiquer, ont eux-mêmes tendance à s’invisibiliser. On peut ajouter à cette énumération les travailleurs pauvres, les non-qualifiés, les allocataires du RSA, les chômeurs indemnisés ou non, les jeunes sans-emploi ni études… Quand on trouve un emploi, c’est souvent en CDD, en intérim, à temps partiel. Invisibilisation et rupture des liens sociaux vont conduire à ce que le sociologue Robert Castel a désigné comme un processus de désaffiliation. Cette notion est cependant insuffisante quand les invisibles sont des salariés aussi dépréciés soient-ils : caissières, livreurs, éboueurs, agents de nettoyage, transporteurs et tous ces métiers que l’on dit du care pour faire chic, le soin en bon français (assistantes maternelles, aides à domicile…). On notera l’imagination fertile des technocrates des « ressources humaines » les gratifiant, sans que cela améliore en quoi que ce soit leur condition, d’appellations ronflantes : hôtesse de caisse, technicien de surface, auxiliaire de vie…
Une mention particulière doit être faite ici des millions de femmes racisées qui, dans le monde, à l’aube ou le soir, sous-payées, sous-qualifiées nettoient bureaux, hôpitaux, universités, centres commerciaux, aéroports, gares, chambres d’hôtel… Comme le dit Françoise Vergès, « le travail indispensable au fonctionnement de toute société doit rester invisible. Il ne faut pas que nous soyons conscient-e-s que le monde où nous circulons est nettoyé par des femmes racisées et surexploitées » (Un féminisme décolonial, La Fabrique, 2019, p.9).
NIR 248. 2 juin 2020