Le libéralisme contre le peuple et la démocratie
Le libéralisme politique est à la mode. Du moins sa vision enchantée où c’est « liberté » à tous les étages. On amalgame liberté politique et liberté économique, liberté d’expression et liberté du travail, liberté des mœurs et liberté de l’enseignement, liberté de la presse et liberté de religion, etc. Toutes libertés dont l’objet essentiel est d’enjoliver la seule qui compte vraiment, la liberté d’entreprise, dont on sait qu’elle peut parfaitement s’exercer en l’absence de toutes les autres!
Le postulat initial consiste à hypostasier la liberté individuelle en une réalité permanente inhérente à la « nature humaine » (concept douteux s’il en est!) faisant de tout homme le responsable unique de son propre destin et de tout individu un calculateur évaluant coûts et avantages pour choisir rationnellement en fin de compte d’être riche ou pauvre, exploiteur ou exploité, dominant ou dominé.
Ainsi fondé sur une illusion (intéressée), le libéralisme fonctionne par une imposture (camouflée) et conduit aujourd’hui à une impasse (euphémisée). Le libre-arbitre est une illusion relevée il y a plus de trois cents ans par Spinoza: « les hommes se trompent en ce qu’ils se croient libres » parce qu’ils « sont ignorants des causes par où ils sont déterminés ». Le libre-échange est une imposture car dans une société de classes l’échange est toujours inégal. L’anthropologie libérale ignore les classes et constitue la société en collection d’individus en compétition endémique pour l’appropriation des biens sous couvert d’échanges. Tout ce qui viendrait perturber l’harmonie supposée spontanée des échanges commerciaux sera réputée liberticide. Les libéraux haïssent le concept rousseauiste de volonté générale car il s’établit sur des lois qui s’imposent à tous et limitent donc une liberté individuelle qui ne devrait subir aucune contrainte extérieure. Paradoxalement, ils s’accommodent fort bien d’une contrainte décrite comme irrémédiable, la pseudo loi du marché transfigurée en une sorte de fatum bienfaisant comme principe unificateur de toute pratique sociale, ce qui est une forme caractérisée d’holisme. La libre-entreprise, enfin, est une impasse où la recherche irresponsable de la rentabilité immédiate et du profit individuel conduit, on le sait aujourd’hui, la planète entière au désastre.
Dans la pratique politique, on l’ignore souvent, le libéralisme a des problèmes avec le peuple et la démocratie. Les classiques du libéralisme l’ont toujours affirmé: la citoyenneté doit être réservée à ceux que la fortune a pourvu en « loisir indispensable à l’acquisition des lumières, à la rectitude du jugement ». Benjamin Constant consacre tout le Livre X de ses Principes de politique (1806) à la propriété qui « seule rend les hommes capables de l’exercice des droits politiques ». D’ailleurs, la propriété comme la liberté, par on ne sait quelle grâce, constitueraient des attributs ontologiques de l’espèce humaine et, pour Constant, « sans propriété, l’espèce humaine existerait stationnaire et dans le degré le plus brut et le plus sauvage de son existence ». Ainsi, pour Tocqueville, l’Amérique était vide car les Indiens -même s’il s’apitoie sur leur sort- « occupaient » la terre mais ne la « possédaient » pas! Donc les droits politiques doivent être déniés aux non propriétaires. Quand cette position n’a plus été tenable, la démocratie libérale, par le système représentatif et délégataire, s’est employée à filtrer l’expression du peuple toujours suspecté d’appétits anarchiques et d’exigences déraisonnables en raison de son
« ignorance ». Comme le remarque Pierre Manent, selon Tocqueville, « pour aimer bien la démocratie, il faut l’aimer modérément ».
Tocqueville vaut sans doute mieux que les exégèses filandreuses de ses thuriféraires libéraux d’aujourd’hui (Manent, Gauchet...) dont les interprétations changeantes selon les besoins politiques du moment leur permettent surtout l’accumulation d’un capital symbolique à faire fructifier pour conquérir et maintenir des positions dominantes dans un champ idéologico-politique où rivalisent des agents tels que des idéologues de cour, des exégètes demi-savants, des intellectuels pour médias ou des journalistes à prétentions intellectuelles. Le principal dogme tocquevillien pose « l’autonomie première des individus qui s’assemblent dans un second temps pour délibérer quant à la forme du contrat qui les réunit » (Gauchet). Cette délibération repose sur la fameuse égalité des conditions, notion surestimée par laquelle Tocqueville ne fait que prendre acte de la fin de la prééminence de l’aristocratie dans l’ordre social et politique. Elle s’accommode fort bien de l’inégalité des fortunes et n’empêche nullement de professer un solide mépris du peuple. Le libéralisme appliqué de Tocqueville tel qu’il apparaît dans ses Souvenirs, sa réaction à la révolution de 1848, son Travail sur l’Algérie, son Mémoire sur le paupérisme... est d’une navrante platitude bourgeoise. Dans le Mémoire sur le paupérisme, il argumente vigoureusement contre toute assistance officielle aux pauvres: il faut, écrit-il, avoir « le courage de contraindre à des efforts productifs la portion la plus inactive et la plus vicieuse de la population ». Il déplore qu’on ne puisse « oser laisser mourir de faim le pauvre parce que celui-ci meurt par sa faute » et appelle de ses vœux
« l’homme intrépide » qui pourrait exercer ce « terrible pouvoir »! D’ailleurs, les pauvres abusent de la charité publique tel ce vieillard à la figure « fraîche et vermeille » ou ces jeunes femmes « à l’insouciance effrontée, sans signe d’hésitation ni de pudeur, qui s’enrichissent par leurs vices mêmes », ce qui prouve bien que les secours publics facilitent « l’inconduite des femmes des basses classes »!
Sous des oripeaux de circonstances, le libéralisme reste ce que Jean-Claude Michéa, paraphrasant Marx, appelle une « apologie glaciale de l’égoïsme individuel » (L’Empire du moindre mal, 2007). Jusqu’à l’inhumanité!
Editorial, Lettre d'Espaces-Marx Aquitaine, octobre 2008