La moralisation du capitalisme
Une idée est à la mode: vouloir « moraliser » le capitalisme serait d’autant plus vain qu’il ne serait ni moral ni immoral mais « amoral ». J’ai retrouvé cette idée chez Robert Castel à propos de son dernier livre, La Montée des incertitudes, où il déplore que les libéraux aient réussi à déplacer (idéologiquement) la conflictualité de l’opposition entre exploiteurs et exploités à une opposition (fictive) entre des salariés privilégiés nantis de leurs « avantages » sociaux et des démunis et précaires sans statut... Castel évite cependant de se demander si son concept ambigu d’ « insécurité sociale » n’aurait pas pu alimenter cette imposture! L’amoralité du capitalisme se trouve aussi chez André Comte-Sponville, fameux philosophe pour ménagère de moins de 50 ans, qui en fait l’idée de base de son ouvrage, Le capitalisme est-il moral? Delhommais y consacre toute une chronique dans le Monde (29/30.03.2009). Comte-Sponville utilise néanmoins l’expression de « salaud légaliste », je vais essayer d’aller voir quel en est le contenu exact. En tout cas il apparaît clairement que cette idée de simple amoralité du capitalisme n’est qu’un lieu commun commode où le capitalisme étant exonéré de toute référence à quelque loi morale que ce soit, il n’y aurait plus qu’à déplorer vertueusement d’éventuels comportements immoraux chez quelques capitalistes indélicats. Quitte à lâcher un peu de lest sur les « rémunérations » ou, comme au G 20, sur les paradis fiscaux et cela malgré des résistances obtuses comme celles de Parisot. Alain Minc, par exemple, les admoneste dans un éditorial du quotidien gratuit Direct Soir (journal de Bolloré ami de Sarkozy, etc.), il regrette « l’incroyable maladresse des grands patrons (...): leur argumentaire est rationnellement acceptable, mais il est politiquement inacceptable et socialement provocateur; que ne méditent-ils le vieux principe du prince de Lampedusa dans Le guépard: tout changer pour que rien ne change » (24.03.2009).
Sans doute faut-il rappeler inlassablement le caractère profondément, foncièrement, immoral du capitalisme, rappeler les valeurs morales qu’il bafoue dans son principe même. Ma culture philosophique est trop rudimentaire mais il ne serait pas très difficile bien qu’un peu long de mentionner toutes les formes d’immoralité du capitalisme ( exploitation, injustice sociale, barbarie de l’accumulation primitive, pratiques déshumanisantes...) face à des valeurs généralement attestées que ce soit, pour une philosophie matérialiste, sous la forme d’exigences fondées sur des réalités concrètes ou, pour l’idéalisme philosophique, sous la forme, par exemple, de l’universalisme moral kantien. Il reste que les capitalistes ne renoncent pas explicitement à toute morale et le cynisme affiché du « c’est immoral mais c’est légal » est relativement exceptionnel. J’en viens à une hypothèse qui vaut ce qu’elle vaut: la légalité capitaliste serait ce qui permet d’aménager la distorsion entre des valeurs morales reconnues et les intérêts bien compris du capitaliste. Il me semble en outre que la légalité capitaliste puise sa légitimité dans trois sortes de lois transcendantes: la loi divine chez les anglo-saxons, la loi républicaine en France, les « lois » de l’économie (de marché) faites nature, avec toute l’anthropologie qui en découle, pour tous. Voilà pour quelques (provisoires) idées générales.
Pour ce qui est de la politique sarkozyste, on peut distinguer trois formes de manipulation de la légalité. D’abord, évidemment, il me semble que le « bouclier fiscal » est emblématique de cette démarche où la légalité entend, en toute bonne conscience, soumettre la morale aux « exigences » de « l’efficacité économique ». Les sur-rémunérations patronales sont connues depuis longtemps, ne citons que Forgeard (EADS) ou Tchuruk (Alcatel), en avril 2007, pour qui Parisot se déclarait déjà « stupéfaite ». Avec la loi TEPA, il s’agit bien d’enrichir encore plus les riches sous couvert donc d’efficacité économique puisque ces largesse fiscales devaient permettre d’investir et de créer des emplois pour la joie des pauvres reconnaissants. Il s’agit d’autant plus d’une légalité de classe que Sarkozy, il me paraît toujours opportun de le rappeler, est l’ami et l’obligé de toute une série de grands patrons, les Bolloré, Arnaud, Bouygues, de Castries, etc. On peut ajouter l’incroyable culot d’Eric Woerth osant proclamer (toujours la recherche de la bonne conscience) que le bouclier est un instrument de « justice fiscale », sous prétexte que quelques « ménages » des classes moyennes en bénéficieraient (je peux éventuellement développer). Il y aurait également, me semble-t-il, à dénoncer cette idée que le bouclier fiscal permettrait le retour des « exilés fiscaux ». J’ai toujours été stupéfié que la fuite de ces nouveaux « émigrés » dans des pays étrangers accueillants, pour ne pas payer d’impôts en France, ne soit pas considéré, tant du point de vue de la morale que de la citoyenneté, comme une sorte de haute trahison, une souillure morale qui devrait les frapper définitivement d’infamie. Mais pas du tout, on les plaint d’avoir du s’exiler, on les sollicite, on leur propose de garder l’essentiel de leur cher argent et on s’apprête à les accueillir à bras ouverts comme l’enfant prodigue! Dans le même ordre d’idée, on pourrait s’attarder sur l’immoralité intrinsèque de la notion (légale) de « secret bancaire ».
Seconde forme de manipulation, s’il y a une « bonne » légalité pour les capitalistes, il peut y en avoir une mauvaise que l’on évitera donc. C’est toute la poudre aux yeux, aujourd’hui, autour de l’encadrement des rémunérations des patrons. Après les proclamations moralisatrices, on apprend finalement que Sarkozy « hésite » (le Monde) ou « répugne » (Sud-Ouest) à légiférer sur les revenus des grands patrons. Il faut « conserver les compétences » (Daniel Bouton), éviter les « dispositifs confiscatoires » (Philippe Marini, par ailleurs célèbre pour avoir proposé de supprimer la demi-part supplémentaire dans la déclaration de revenus des mères élevant seules leur(s) enfant(s)). On se contentera donc en guise de loi d’un vague décret révocable dans deux ans (on est ici dans l’actualité et on peut là aussi développer).
Mais il y a une troisième forme de manipulation de la légalité, beaucoup moins connue, je crois, chez Sarkozy, c’est la constance de son projet de « dépénalisation de la vie économique ». Les entrepreneurs seraient « victimes d’une guerre juridique sans merci » qui décourage bien sûr « le goût du risque et le goût d’entreprendre si, au risque financier s’ajoute systématiquement le risque pénal; si la moindre erreur de gestion peut vous conduire en prison. La pénalisation de notre droit des affaires est une grave erreur, je veux y mettre un terme » (discours à l’université d’été du MEDEF, août 2007). Bien entendu, une « erreur de gestion » ne conduit pas en prison, il faut qu’une intention frauduleuse ait été démontrée: la plus grande partie de la rhétorique sarkozyste est faite de ce genre d’approximations. En 2005, sur 3,8 millions de condamnations pénales, il y en a eu environ 18 000 en matière économique, soit 0,5%, se répartissant à peu près pour moitié entre infractions à la législation du travail et délits économiques et financiers. Et 80% des peines se réduisent à un emprisonnement avec sursis ou à une simple amende. Quelques autres éléments en la matière:
- Une proposition du MEDEF (septembre 2007) consistait à réduire le délai de prescription de l’abus de biens sociaux: à dater de la date où il aurait été commis et non plus de la date où il a été découvert;
- La fraude fiscale équivalait, en 2006, au déficit du budget;
- Depuis 2001, plus de la moitié des 140 sanctions pénales du droit des sociétés ont été supprimées; - Depuis 2002, les effectifs spécialisés dans la délinquance économique et financière ont été décimés;
- Eric Besson prône la dénonciation anonyme pour les passeurs clandestins, Sarkozy veut la supprimer pour les délits financiers (contrairement aux recommandations de l’ONU et de l’OCDE); - La présidente de l’Institut français des experts-comptables et des commissaires aux comptes assure que « les besoins de sécurité des patrons ne sont pas suffisamment pris en compte » (septembre 2007). Pour un autre, « faut-il encombrer les tribunaux avec des affaires qui n’en sont pas? »
- Voir aussi toutes les formes de déréglementation du Code du travail!
Sans doute faudrait-il aussi s’intéresser aux divers lois, décrets et règlements bafouant des principes de la morale, de la justice ou de la simple humanité. On pourrait donner quelques illustrations avec les contrôles, tracasseries et règlementations tatillonnes pour les allocataires de prestations sociales, les arrêtés et mandements à la limite de l’inhumanité contre les sans-papiers...
(Texte pour le Sarkophage, 5 avril 2009)