Le marché, les dogmatiques et les repentis
Il faut se méfier des murs. La chute de la rue du Mur (Wall Street) vaut bien celle du Mur de Berlin, il y a presque 20 ans. C’est en effet l’écroulement d’un système financier dévoilant au grand jour l’inanité et la malfaisance des dogmes libéraux. Qui ne se rappelle la célébration émerveillée des performances de la concurrence « pure et parfaite », l’enchantement et les joies orgiaques de l’indispensable rentabilité « à deux chiffres », les couplets sur l’impérieuse nécessité de privatisations essentielles au bonheur de l’humanité, le tout sur fond de haine de l’Etat, carcan de « contraintes » inacceptables pour « l’économie » et infâme redistributeur par des prélèvements « confiscatoires »... Et tout cela au nom de la merveilleuse harmonie des échanges engendrée par l’économie de marché telle que la décrivait, par exemple, au XIXème siècle, l’économiste Frédéric Bastiat (né à Bayonne) qui est toujours considéré comme un maître à penser de l’ultralibéralisme: « les intérêts sont harmoniques... Les intérêts, abandonnés à eux- mêmes, tendent à des combinaisons harmoniques, à la prépondérance progressive du bien général » (Les Harmonies économiques, 1850). Qui peut encore faire semblant de croire, sans hypocrisie, à cette fable? Subjugué par ce qu’il croit être « l’infaillible puissance » de cette harmonie, Bastiat croit y voir « le doigt de Dieu »! Tout comme son collègue, un peu plus ancien, Jean-Baptiste Say, un autre classique révéré, qui ne voit la société humaine que comme un lieu d’échanges marchands entre individus dont la cohérence préétablie viendrait d’une mystérieuse « nature des choses », d’une « structure naturelle », d’un principe vital (Christian Laval, L’Homme économique, 2007) qui rendrait l’Etat inutile et le réduirait au rang de « mal nécessaire ».
Il faudra bien faire le bilan des sornettes débitées des années durant par les libéraux, experts, économistes, journalistes, etc. En juillet 2007, par exemple, M. Eric Le Boucher annonçait dans Le Monde, avec sa suffisance coutumière, « le libéralisme n’a pas de concurrent, et c’est sa version dure anglo-saxonne qui semble s’imposer, bon gré, mal gré, dans le monde entier. Les marchés s’ouvrent, la concurrence se déploie et la finance et la Bourse s’imposent ». Quelle admirable prescience! C’était aussi l’époque où cette pauvre Mme Lagarde pouvait encore fanfaronner en proclamant bêtement: « il faut réhabiliter la réussite. Et son corollaire, l’argent! » On ne savait pas encore à quel point ce serait celui des contribuables... Le Plan B ( n° 15, octobre 2008) rappelle quelques propos soulignant la nullité des bonimenteurs libéraux. Un expert de la Deutsch Bank pontifiait dans Le Monde (encore) du 02.01.2008: « il n’y aura pas de krach en 2008 ». Patrick Artus, économiste à la mode, affirmait sans hésiter: « le pire est passé » (Challenge, 03.04.2008). Au même moment, le journal La Vie financière (04.04.2008) pronostiquait avec assurance (si l’on peut dire) « un redémarrage sur les chapeaux de roues » tandis que La Tribune (03.04.2008) voyait « Wall Street bien armée pour redémarrer »
Face au désastre, les libéraux se partagent en trois tribus: les dogmatiques, les pragmatiques, les repentis. Les dogmatiques font volontiers dans l’intégrisme tel le désopilant M. Madelin, qui, revenu d’on ne sait où, déclare sans rire, contre toute évidence, à la télévision, que les marchés financiers souffriraient en fait d’un trop-plein de « régulations » et « d’interventionnisme étatique »! Mme Parisot fait, elle, dans le comique involontaire, également à la télévision, en arguant que la crise financière n’est en réalité, selon le dernier gadget avancé, qu’un « problème de normes comptables ». Il est vrai que c’était dans un émission dite de divertissement... Les pragmatiques sont plutôt des cyniques du genre « prend l’oseille et tire-toi! » Ils se moquent pas mal que la religion de l’infaillible « autorégulation » du marché s’effondre, l’important, c’est de se refaire grâce à la vache à lait étatique jusqu’alors méprisée et ringardisée. Les repentis (jusqu’à la prochaine palinodie) sont d’une inconséquence assez réjouissante. M. Jacques Julliard s’étonne dans le Nouvel Observateur (01.01.2008): « Mais où sont passés les libéraux? » Pas d’inquiétude, ils sont toujours au Nouvel Observateur, M. Julliard ayant été lui-même, mais il l’a sans doute oublié, un des plus ardents propagandistes de la foi libérale pour la conversion officielle du Parti socialiste à l’économie de marché! Et le voilà qui découvre la « bigoterie ultralibérale » et les « gnomes de Bruxelles » et un « libéralisme fondé sur la privatisation des profits et la mutualisation des pertes ». Quant au journal Le Monde (10.10.2008), il aperçoit enfin « l’indécence des acteurs financiers » et leur « obsession du profit maximum » alors que Jean-Marie Colombani, directeur pendant de longues années, s’extasiait devant « les dures mais justes lois des marchés »!
16 octobre 2008