Au-delà de « l'oligarchie »
Pour qui entend prendre au sérieux les conditions de la lutte des classes aujourd'hui, la notion d'oligarchie pour désigner l'ennemi à combattre est d'une désolante insuffisance . Si des termes comme ploutocratie ou timocratie me paraissent plus adéquats c'est que nous sommes bien à un moment de gouvernement délibérément assumé par les riches et pour les riches. Le journal le Monde signale que le gouvernement de Trump « n'a jamais compté autant de milliardaires » (16.01.2018). Question d'échelle, le gouvernement de Macron n'a jamais compté autant de millionnaires, plus de la moitié de ses membres. Par un apparent paradoxe , hautement symbolique du cynisme macronien, c'est le (la) plus doté(e) d'entre eux, Mme Muriel Pénicaud, qui se retrouve ministre du travail. Pour autant, Mme Pénicaud est-elle une « oligarque » ? Même pas ! Un père agent de change, une mère au foyer, Mme Pénicaud appartient à une fraction dominée de la classe dominante. Elle ne sera jamais qu'une parvenue, grassement récompensée certes, comme son compère Macron, pour les multiples services rendus sans état d'âme et même avec enthousiasme à la vraie grande bourgeoisie ; les stock-options qui l'ont enrichi ne sont que les miettes concédées à une domesticité dévouée. On a ici affaire à toute une confrérie de laquais haut de gamme, naviguant, comme Mme Pénicaud, entre missions de mise au pas dans le public et attributions rémunératrices dans le privé, Danone, Dassault, Orange... jusqu'à la direction de l'agence nationale de communication Business France réputée pour son management hard et, selon le Canard enchaîné (20.12.2017) cité par Wikipedia, 671 infractions au code du travail !
Pour ce genre de personnel, J.L. Mélenchon parle de « caste dorée », expression qui relève davantage de la littérature que de la sociologie car cela ne dit rien de la nature de son action au service des possédants, pas plus que le terme oligarchie n'informe sur l'étendue du pouvoir de classe de la grande bourgeoisie. Le néolibéralisme a fait du capitalisme « en quelque sorte le principe organisateur de la vie » (Pierre Dardot et Christian Laval, « Néo-libéralisme, capitalisme et démocratie managériale », le Sarkophage, mars/mai 2011) et cela « en développant un intense travail d'inculcation idéologique » (Gérard Mauger, « Les eaux glaciales du calcul égoïste », Savoir/Agir, n°42, décembre 2017). D'où ces célébrations emphatiques de « l'entrepreneur » et de « l'entreprise », mythique haut lieu, dans sa forme capitaliste s'entend, de l'accomplissement de l'humanité ; d'où l'imposition à grands frais médiatiques de la logique et de la rhétorique entrepreneuriales où se construisent à la fois la légitimation de la domination et la justification des privilèges des dominants, toute une « sociodicée ». On est loin de la simpliste notion d'oligarchie.
Toutes les formes de la domination capitaliste peuvent être réunies dans le concept de champ du pouvoir élaboré par Bourdieu (La noblesse d'Etat, pp. 375 et suiv.). Dans le champ du pouvoir se confrontent des agents sociaux dotés de différentes espèces de « capital » - capital au sens de ressources incorporées par tout agent social sur les plans économique, culturel, social, politique, symbolique... Le capital hérité y est déterminant, c'est pour cette raison que Mme Pénicaud sera toujours une dominée parmi les dominants ce qui ne l'empêchera pas d'assurer avec zèle et profit sa part dans la division du travail de domination. Le champ du pouvoir n'est pas monolithique et l'idée d'oligarchie ne saurait rendre compte de l'emprise qu'il exerce sur l'ensemble de la société. L'élément essentiel en est la propriété dans tous ses états alors que J.L. Mélenchon considère que « la propriété des moyens de production » est secondaire par rapport à la « récupération des moyens politiques de décision » (L'Ere du peuple, p.141). Illusion symptomatiquement social-démocrate. Et les possédants ne disposent pas que des moyens de l'économie : ils possèdent l'argent, le pouvoir, le savoir. Ils constituent une classe sociale dans toute l'acception du terme avec ses formes de reproduction sociale (parcours scolaire, endogamie...), ses lieux et modes de sociabilité, son style de vie et surtout une conscience de classe aiguisée fondant une haute estime de soi, un égoïsme absolu et un profond mépris du peuple, sans oublier un trait peu connu : le sentiment d'être au-dessus des règles communes bonnes pour le menu peuple, en particulier en matière de fiscalité (François Denord, Paul Lagneau-Ymonet, Le concert des puissants, Raison d'agir, 2017, pp.95-108).
NIR 197. 22 janvier 2018