Le sauvetage de la social-démocratie

 

Il sera défendu ici la thèse suivante : la stratégie du populisme de gauche, telle qu'elle a été théorisée par les philosophes argentin Ernesto Laclau et belge Chantal Mouffe, est pour l'essentiel une entreprise de sauvegarde et de réhabilitation de la social-démocratie. Certes, un tel dessein n'a rien de déshonorant mais il faut appeler les choses par leur nom. Laclau et Mouffe constituent en fait une sorte de point de convergence du populisme latino-américain et de la social-démocratie européenne. Ernesto Laclau est issu du péronisme de gauche et a soutenu en Argentine les Kirchner et une sorte alors de réformisme progressiste. Philosophe, Laclau se recommande de références prestigieuses, Lacan, Foucault, Derrida, Barthe... toute cette fameuse French Theory dont on est friand dans les deux Amériques. On apprend ainsi que le peuple est une « construction sociale », ce dont on se doutait un peu, et que la preuve en serait dans la notion psychanalytique d' « objet a » (dire : objet petit a) de Jacques Lacan dont on se demande ce qu'il vient faire dans cette galère !

Au passage, il faudrait peut-être s'interroger sur la viabilité et l'exemplarité de ce populisme latino-américain que certains veulent ériger en modèle. Les partis communistes d'Amérique latine ne sont pas sur cette ligne. En 2011, le parti communiste vénézuélien, tout en soutenant Chavez, considérait que non seulement « le modèle de capitalisme rentier improductif dominant dans notre pays se perpétue mais se renforce ». Il jugeait l'Etat bolivarien « hautement inefficace » et constatait une « intensification de la corruption ». De même, malgré leurs mérites et leur attention au peuple, Rafaël Correa en Equateur et Evo Moralès en Bolivie n'ont obtenu que de maigres résultats face à un semblable capital rentier (Marc Saint-Upéry, le Monde, 04.10.2012).

Pour Chantal Mouffe, les références sont quasiment exclusivement anglo-saxonnes : John Rawls, Anthony Giddens, Jurgen Habermas, Ulrich Beck et même l'idéologue nazi Carl Schmitt... Ce qui entraîne deux conséquences. D'abord une connaissance assez limitée de la tradition et de la situation politiques françaises amenant, entre autres, comme on le verra, une appréciation erronée de la nature du Front National. Ensuite une ignorance, ou une absence de prise en compte, des acquis d'une sociologie politique qui est, en France, particulièrement développée et avancée.

Au départ la réflexion de Laclau et Mouffe est une saine réaction au « consensus  libéral » né de la « chute du communisme ». Ils n'acceptent pas la reddition du blairisme qui, sous prétexte d'une « troisième voie », se convertit au social-libéralisme. Leur but est clairement un renouveau de la pensée social-démocrate, Chantal Mouffe regrettant assez cyniquement que « au lieu de profiter de la crise de son vieil ennemi communiste, la social-démocratie (ait) été entraîné dans sa chute » (L'illusion du consensus, p.51). Le raisonnement politique de Chantal Mouffe est involontairement dialectique (elle n'aime pas la dialectique). Premier temps : éloge mesuré mais convaincu du charme discret d'une social-démocratie parée d'atours quelque peu usurpés, elle aurait « toujours cherché à combattre les inégalités » (L'illusion..., p.91) et « développé des principes de liberté et d'égalité » (Construire un peuple, p.35) ; il faudrait que l'Union européenne renoue avec la « tradition social-démocratique qui a été au cœur de la politique européenne depuis la seconde Guerre mondiale » (Agonistique, p.78). Avec les brillants résultats que l'on sait ! Deuxième temps : rejet virulent de toute forme de rupture révolutionnaire qui serait la négation de ce paradis social-démocrate perdu, à commencer par tout ce qu'incarnent le Che et la révolution cubaine ; « soyons clairs », précise-t-elle, elle ne veut pas « d'une politique de type jacobin » (L'illusion..., p.80). On en frémit d'horreur ! Elle se félicite de « l'abandon du modèle révolutionnaire de rupture totale » et que « la gauche reconnaisse l'importance de la démocratie pluraliste » (Construire..., pp.47-48). De toute façon, le communisme est « une vision antipolitique (?) de la société » et l'hypothèse communiste le « mythe d'une société transparente et réconciliée » (Agonistique, pp.102-103). Troisième temps, négation de la négation sous la forme d'un ralliement honteux à une démocratie libérale rebaptisée radicale et pluraliste, ce qui ne coûte pas cher, dont il suffirait de « mettre en oeuvre » les « principes éthico-politiques de liberté et d'égalité » jugés intangibles et universels (Agonistique, p.151). Etrange aveuglement sur la véritable nature du libéralisme et de sa forme de démocratie !

 

NIR 201. 18 mars 2018.