Populisme et classe ouvrière
Au fondement du populisme de gauche, il y a la détermination de relativiser l'importance du rôle de la classe ouvrière dans les processus sociaux et donc de réfuter la théorie qui a le mieux donné ce rôle à voir : le marxisme. La tâche est compliquée. Ernesto Laclau (décédé en 2014) et Chantal Mouffe qui assume l'héritage ne manquent pas de ressources théoriques pour s'y atteler. Eclectiques et surabondantes, les références et citations, surtout chez Laclau, alourdissent et obscurcissent le propos, leur utilité laisse souvent perplexe mais l'effet d'intimidation est garanti. Nos deux théoriciens se donnent ainsi beaucoup de mal pour récuser ce qu'ils appellent la « centralité ontologique de la classe ouvrière », le « rôle de la Révolution avec une majuscule », le « projet illusoire d'une volonté collective unitaire et homogène » (Hégémonie et stratégie socialiste (2001), Les Solitaires intempestifs, 2009, p.38). Il faudrait donc renoncer à la « position privilégiée de classe universelle » (idem, p.41) attribué par le marxisme à la classe ouvrière. D'une façon générale, pour le populisme de gauche, « l'identité de classe s'efface derrière une rhétorique consensuelle (les gens, le peuple, les citoyens, les Français) » (Julian Mishi, La Pensée, 392, oct-décembre 2017).
De toute manière, selon Laclau et Mouffe, le « concept d'intérêts objectifs (de la classe ouvrière) n'a pas le moindre fondement théorique » (Hégémonie...,p.166) et, Chantal Mouffe confirme, « le social se construit toujours à travers le politique » (Construire un peuple, p.80). C'est inverser le reproche adressé au marxisme. En fait, toutes ces catégories sont bien l'enjeu de luttes théoriques et pratiques pour imposer ou non la légitimité de leur définition, comme quand les perroquets des médias accusent la CGT, par exemple, de « faire de la politique ». Peut-on néanmoins sérieusement affirmer que les conditions concrètes d'existence et la position dans les rapports sociaux n'ont rien à voir avec les prises de position politiques ? Comment expliquer alors que les riches -qui connaissent, eux, parfaitement leurs intérêts de classe- votent massivement à droite ?
Pour Laclau et Mouffe, il n'y a pas de réalité préexistente au discours qui la constitue. On se demande alors sur quoi se sont fondés les combats de la longue histoire du mouvement ouvrier. Le peuple n'est pas qu'une « construction discursive ». Il est rassemblé par les travailleurs eux-mêmes (« tous les hommes sont philosophes », dit Gramsci) sur la base du caractère social de l'exploitation salariée qui pousse à remettre en cause le système. Le marxisme en a fait la théorie et pour Gramsci -dont se réclament Laclau et Mouffe- lui-même la bataille contre l'hégémonie de la bourgeoisie ne se joue pas dans le discours mais dans les pratiques sociales. Il n'est pas certain que « l'objet petit a » et le « point de capiton » lacaniens, le « signifiant vide » et le « signifiant flottant » brévetés Laclau soient ici d'une aide théorique prodigieuse. Comme dit Gérard Mauger, « sans doute faut-il beaucoup d'obscurité pour pouvoir enfoncer des portes ouvertes avec tant de gravité » (« Quel populisme ? », La Pensée, 392, oct-décembre 2017). Révélation rassurante pour les exploités : la force de travail conçue comme une marchandise est « une fiction » (Hégémonie..., p.158) et « les positions de classe ne sauraient être le lieu nécessaire des intérêts historiques » (idem, p.171) !
Laclau et Mouffe croient découvrir « les difficultés que rencontre la classe ouvrière dans la constitution d'elle-même comme objet historique » (idem, p.195). A croire qu'ils ont oublié la célèbre formule de Marx et Engels selon laquelle « les idées dominantes d'une époque n'ont jamais été que les idées de la classe dominante ». On peut d'ailleurs s'interroger sur la lecture qu'ils font de Marx et s'étonner du grossier contresens de Laclau pour qui le marxisme assignerait à la raison le rôle que la religion attribue à Dieu ! (La guerre des identités, La Découverte, 2000, p.63). Qui ne sait que pour le marxisme la raison est un moyen alors que pour la religion Dieu est une fin, ça n'a rien à voir ! Un antimarxisme échevelé conduit ainsi à minimiser la portée des luttes ouvrières, à célébrer les capacités d'adaptation -réelles - du capitalisme, à louer un « Etat-Providence » (expression libérale adoptée sans la moindre réticence) où la bienveillance du capitalisme keynésien aurait permis sans combat d'octroyer des droits sociaux. Tout cela pour exhorter à l'effacement de la classe ouvrière dans un « peuple » non conscient de lui-même mais qu'un leader éclairé saurait instruire et guider. Et ce n'est pas tout...
NIR 202. 2 avril 2018