Populisme et lutte économique
Pour le populisme de gauche, non seulement la classe ouvrière en tant que telle doit s'effacer mais les luttes dites économiques, supposées lui être propres, doivent aussi se dissoudre dans un amalgame de revendications, pompeusement dénommé « chaîne d'équivalences », tout en affirmant nécessaire de « se défaire de l'idée d'un agent parfaitement unifié et homogène tel que la classe ouvrière du discours classique » (Laclau et Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste, p.170). Les luttes énumérées, « urbaines, écologistes, anti-autoritaires, anti-institutionnelles, féministes, antiracistes, ethniques, régionales ou des minorités sexuelles » (Hégémonie..., p.277), sont toutes respectables et nécessaires mais l'aplatissement des revendications et exigences populaires ainsi fusionnées dans une stratégie populiste informelle a pour résultat de les faire s'affaiblir les unes les autres et surtout de minorer et sous-estimer les effets de l'exploitation capitaliste. Il serait intéressant que Mme Chantal Mouffe vienne expliquer aux cheminots, aux facteurs, aux ouvriers de Ford Blanquefort, aux personnels des EHPAD, aux employés de Carrefour, aux salariés d'Air France que les luttes économiques sont secondaires.
C'est ici qu'intervient l'obscure notion de « signifiant vide » que les « chaînes d'équivalences » sont censées combler afin de mobiliser un « peuple » pour peu qu'un chef puisse l'incarner. Qu'on me permette ici une rapide précision -un peu professorale mais nécessaire-. Laclau y insiste : « un signifiant vide est un signifiant que n'a pas de signifié » (La guerre des identités, p.93). Or cette assertion n'a strictement aucun sens dans la théorie linguistique de Ferdinand de Saussure dont se réclame Laclau. Tout système de communication et de représentation (langage verbal, code de la route, langage mathématique, etc.) est conçu comme un système de signes qui, dans une perspective structuraliste, n'ont d'existence que les uns par rapport aux autres. Un signe est indissolublement constitué d'un signifiant et d'un signifié. Considérons l'objet TABLE (de cuisine, de camping...) : l'idée (le concept, la notion) de /table/ va être le signifié ; la matérialisation du signifié à l'oral (phonétiquement [tabl]) ou à l'écrit (orthographiquement table) va être le signifiant. Je simplifie un peu mais cela permet de souligner que le « signifiant vide » de Laclau est aussi aberrant linguistiquement qu'inepte politiquement.
L'avilissement des luttes économiques et sociales, méthodiquement mené par Laclau et Mouffe, n'est pas partagé par les meilleurs acteurs des combats antiracistes et féministes. Dans l'Humanité-Dimanche (5-11.04.2018), l'écrivain et journaliste Roger Martin rappelle que, pour Martin Luther King, « au-delà du cas spécifique des Noirs, se posait la question de la pauvreté aux Etats-Unis ». En 1968, la grève des égoutiers et éboueurs de Memphis et la répression qui naturellement s'ensuivit entraîna un mouvement où Martin Luther King voyait une incarnation de sa « campagne des pauvres » car, précise Roger Martin, « le conflit des éboueurs de Memphis réuniss(ait) la question raciale et la question sociale ». Il en est de même avec la sociologue israélienne Eva Illouz, très écoutée dans les mouvements féministes . Elle part de la sociologie de Bourdieu et de sa théorie des champs et des différentes espèces de capital. Elle définit parfaitement la notion de « capital » chez Bourdieu comme « l'idée selon laquelle nous sommes en possession de quelque chose qui nous permet de réaliser un profit économique, matériel ou bien symbolique » (l'Obs, 05.04.2018). Elle élabore ainsi la notion de « capital sexuel » qui, dans la sphère économique, est « l'exploitation de la sexualité et du corps féminin comme des marchandises ». Eva Illouz considère que « les hommes continuent de contrôler les ressources », elle en conclut que « remettre en question la domination masculine, c'est finalement remettre en question le capitalisme ; on ne peut pas séparer les deux »...
Réciproquement, Lénine indique très clairement dans Que faire ? que la « lutte économique » n'est pas le seul moyen « pour entraîner les masses dans la lutte politique » et que « la conscience de la classe ouvrière ne peut être une conscience politique véritable si les ouvriers ne sont pas habitués à réagir contre tout abus, toute manifestation d'arbitraire, d'oppression, de violence quelles que soient les classes qui en sont victimes (c'est Lénine qui souligne)» (OEuvres choisies, Volume 1, Editions du Progrès, Moscou, 1968, p.165).
NIR 203. 15 avril 2018