Populisme et culte du chef
Sous couvert de « construire » le peuple, le populisme de gauche ne fait qu'exprimer son profond mépris des classes populaires. Au fond, Laclau et Mouffe ne reprennent, sans doute sous une forme euphémisée, que ce qu'en ont toujours dit les possédants : une masse informe, ignorante de tout raisonnement, incapable de formuler ses revendications, soumises à des pulsions irrépressibles... Il serait donc nécessaire de gratifier les masses de « représentants » dûment estampillés, seuls à même de leur confectionner un « discours » cohérent et de les faire exister en tant que « peuple », un peuple complètement infantilisé qui autrement ne saurait même pas ce qu'il veut. Laclau et Mouffe accréditent ce stéréotype cher au libéralisme -qui s'en sert pour museler le pouvoir du peuple- que les volontés collectives ne sont jamais guidées que par les pulsions les plus inavouables et les affects les plus irrationnels. On reconnaît ici tout ce dont les libéraux ont accusé les mal-votants du référendum de 2005... Les masses ont besoin d'être guidées, seul un chef charismatique peut les mobiliser car la foule, ainsi que Laclau le fait dire à Freud, ne serait entraînée que par « l'amour éprouvé en commun pour le chef » (La Raison populiste, p.74). Le lien social ne serait qu'un « lien libidinal » et l'unité du groupe serait assurée par des pulsions érotiques détournées de leurs buts originels par un mécanisme d'identification au meneur. Laclau se réfère même, malgré ses « préjugés idéologiques antipopulaires », à un idéologue aussi archaïque, réactionnaire et désuet que Gustave Le Bon et sa prétendue « psychologie des foules » : l'expression même est un non sens , la psychologie n'étudie que les processus mentaux des individus ! Quant à la référence à Freud, nous le verrons ultérieurement, elle est le plus souvent abusive, voire fautive.
Cette foule suggestible et déraisonnable, n'agissant que par foucades émotionnelles et remise de soi à un Duce ou un Führer, on la connaît bien, c'est celle du fascisme, voire celle d'une funeste perversion du marxisme faisant de Staline, le « père des peuples », avec cette sinistre injonction en forme d'hommage : « l'homme que nous aimons le plus » ! On mesure ici à quelles aberrations le populisme de gauche pourrait nous ramener. Merci, on a déjà donné... Pourtant Chantal Mouffe l'affirme : « je crois qu'il ne peut pas y avoir de moment populiste sans leader. C'est évident » (Construire un peuple, p.168). C'est ainsi que la culture du chef -qui finit toujours, on le sait bien, en culte du chef- serait le viatique ultime promis au rassemblement de ces masses que le populisme ne voit que soit apathiques, soit en proie à des affects immaîtrisés mais instrumentalisables. Comme le remarque Alain Hayot, les peuples n'auraient donc « ni intelligence des situations, ni intérêts à défendre, ni imaginaire révolutionnaire » (Cause commune, « Le populisme, parlons-en ! », n°3, janvier-février 2018). Laclau et Mouffe opposent alors à toute démocratie directe, délibérative, participative, dont les classes populaires seraient incapables, selon eux, de se saisir, une démocratie représentative -qui n'est autre que la démocratie bourgeoise- où les représentants ne sauraient trahir les représentés puisque ceux-ci n'auraient aucune volonté collective préexistante. Ce qui va, depuis J.J. Rousseau, à l'encontre de toutes les valeurs de la gauche.
Dans un entretien que j'ai déjà cité, Guillaume Roubaud-Quashie souligne que l'affect n'est qu'une « contrainte nécessaire et non un objectif en soi si l'on veut que le peuple soit acteur et qu'on ne se limite pas à vouloir emporter les foules grâce à un leader charismatique ». Or Chantal Mouffe ne cache pas, par exemple, son admiration pour la façon dont Marine Le Pen a fédéré le populisme de droite, c'est-à-dire en flattant et célébrant les passions xénophobes les plus exécrables. « Là où les choses deviennent plus dangereuses, poursuit Roubaud-Quashie, c'est lorsqu'on considère qu'on doit patauger dans les affects et s'y soumettre. Il faut au contraire avoir en permanence l'objectif de les dépasser très vite. Il est primordial d'amener au maximum vers une large réflexion rationnelle ». Ce qui est ici la seule manière de dépasser la trompeuse antinomie entre spontanéisme et confiscation parlementaire de la volonté générale. Mais, pour Laclau et Mouffe, on vient de le voir, l'usage de la raison par le peuple n'est ni possible ni souhaitable... Par contre, on va le voir, ils s'empressent de créditer le libéralisme de la rationalité que celui-ci revendique et qui n'est qu'une posture et une imposture.
NIR 205. 14 mai 2018