Populisme et rationalité

 

 

A la manière dont Ernesto Laclau et Chantal Mouffe rendent les armes devant le libéralisme politique et même économique, on reconnaît bien le positionnement historique de résignation de la social-démocratie face au capitalisme. Ou : comment la prétentieuse montagne du populisme de gauche accouche d'une insignifiante souris social-démocrate ! Certes, Laclau et Mouffe, dans la préface de la seconde édition anglaise de Hégémonie et stratégie socialiste, semblent préoccupés de « l'hégémonie néo-libérale » et se défendent de toute « adoption du paradigme libéral » (pp.30-31) mais tout leur raisonnement y conduit. C'est ainsi qu'ils admettent « reconnaître le caractère illusoire d'une rupture totale avec l'économie de marché » et comptent sur « la possibilité de modes différents de régulation des forces du marché » (Hégémonie..., p.31). Cela fait plus de 35 ans que l'on nous sert cette jobardise social-démocrate de la régulation du marché et les actionnaires sont plus gavés que jamais ! La pérennisation du système capitaliste ainsi assumée, la conversion aux « institutions démocratiques libérales », on l'a vu, va alors de soi.

L'astuce va être ici de donner une apparence philosophique à cette capitulation devant le libéralisme politique. Tout part d'un postulat -c'est-à-dire d'une proposition non démontrée qu'il faut accepter pour suivre le raisonnement- selon lequel l'antagonisme serait irrémédiablement constitutif des sociétés humaines, c'est ce que Chantal Mouffe désigne comme LE politique. On y reviendra, mais il faut bien dire ici que cette affirmation qui se veut de nature anthropologique n'a aucun fondement scientifique -le recours à Freud n'en est pas un- et repose au mieux sur une intime conviction. On est en fait à mi-chemin entre l'anthropologie de comptoir et le homo homini lupus est (l'homme est un loup pour l'homme) de Thomas Hobbes, philosophe anglais du XVIIème siècle. Bref, il y aurait une nature humaine caractérisée par l'affrontement inévitable entre individus, ce que le libéralisme euphémise dans la compétition, la concurrence... La lutte des classes ne serait donc qu'un épisode accessoire de cet antagonisme fatal que seules des institutions organisant la coexistence humaine peuvent pacifier, ce que Chantal Mouffe appelle LA politique. Or, ô miracle ! les « institutions libérales démocratiques » seraient les mieux placées pour en quelque sorte apprivoiser les antagonismes en ménageant un « espace symbolique » afin d' éviter que le désaccord prenne des formes violentes. L'antagonisme qui ne connaît que des « ennemis » (emprunt de l'opposition ami/ennemi au juriste nazi Carl Schmitt) se dénouerait en agonisme qui n'accepte que des « adversaires »... Vous suivez ? Et figurez-vous que le système parlementaire est la garantie que « les conflits peuvent être mis en scène de façon agonistique et pas antagonistique » (L'illusion du consensus, p.38). On ne saurait être plus conformiste !

Mais attention, précise Chantal Mouffe, la résolution des conflits n'est qu'illusoire en raison de l'antagonisme fondamental qui structurerait les sociétés humaines. La politique ne peut se définir « en termes de raison, de modération et de consensus » (L'illusion..., p.47) car seuls comptent « les désirs et les fantasmes des gens » (idem). Ce que Chantal Mouffe veut ignorer, c'est que la « raison », la « modération », le « consensus » prêchés par le libéralisme politique ne sont que des ruses pour imposer l'ordre libéral et l'économie de marché ce qui relève d'une violence symbolique qu'elle méconnaît totalement et qu'un minimum de culture sociologique lui permettrait d'appréhender.

La rationalité que Laclau et Mouffe attribuent sans discernement au libéralisme n'est qu'un leurre. Bourdieu l'a bien montré : « le rationnel est en fait le raisonnable. Il désigne ce qui est ajusté aux exigences objectives d'un certain espace social, d'un certain univers social » (Anthropologie économique, Raisons d'Agir, 2017, p.151). L'acteur « rationnel » du libéralisme n'est qu'une fiction et le masque d'affects aussi engageants que la cupidité, l'obsession de l'avoir, le vertige de l'accumulation... Face à la « raison » libérale, Bourdieu propose un « rationalisme élargi, c'est-à-dire un rationalisme historiciste avec pour enjeu une autre idée de la raison, une idée de la raison comme création historique et réaliste » (p.162). Une analyse autrement plus stimulante que la pâle renonciation à la raison du populisme de gauche...

 

NIR 206. 28 mai 2018