l'école capitaliste
L'école capitaliste
Dans toute société de classes, l'école -terme générique désignant l'ensemble des instances du système éducatif- doit assurer deux fonctions. Il y a une fonction officielle que l'on nomme pompeusement fonction de transmission du savoir : il s'agit, en fait, de dispenser les connaissances nécessaires à l'organisation et à l'harmonie de la société. D'où une seconde fonction, officieuse voire carrément occultée, une fonction de préservation et de reproduction de l'ordre établi. En dépit de ses proclamations émancipatrices et universalistes, l'école dite républicaine a toujours fonctionné suivant ce modèle. Tout en se prétendant indépendante des hiérarchies sociales, elle s'est constamment employée à les maintenir et les renforcer par le constat prétendument objectif que les élèves issus des classes populaires réussissent de toute façon moins bien dans les « études » que les enfants de la bourgeoisie ou des professions intellectuelles. On commence pourtant à savoir que l'inépuisable cliché de « l'égalité des chances » n'est qu'une triste imposture, que la grossière image de « l'ascenseur social » est une vaste blague, que les miraculés des classes populaires, rescapés de l'impitoyable sélection scolaire, ne sont que l'alibi du système.
L'école capitaliste, pour reprendre une expression de Baudelot et Establet, n'est ni libératrice ni émancipatrice. La bourgeoisie n'a jamais manqué de fabriquer toutes sortes de théories pour justifier l'implacable tri social produit par l'institution scolaire. La plus triviale, dans son épais bon sens, a longtemps été que, c'était évident, les enfants des classes populaires n'ont généralement que peu de goût et guère de dons pour « les études ». Une « évidence » partagée de bonne foi par la plupart des enseignants et incitant les plus attentifs d'entre eux à rechercher et promouvoir les plus « méritants » de leurs élèves démunis, cautionnant ainsi en toute bonne conscience l'injustice du système. Je le sais. J'en ai été. Et comment faire autrement ? Tout le monde n'est pas Célestin Freinet ! On nous faisait croire qu'il y avait deux sortes d'intelligences, une « intelligence abstraite » et une « intelligence concrète » et donc deux sortes d'enfants, les « conceptuels » (capables d'accéder aux représentations abstraites) et les « non-conceptuels » (incapables de dépasser l'aspect concret des situations). Comme le hasard fait bien les choses, les enfants de la bourgeoisie, dans leur quasi totalité, étaient conceptuels et nantis d'une intelligence abstraite et les enfants de la classe ouvrière, dans leur immense majorité, non-conceptuels et affligés d'une intelligence concrète. L'avenir des uns, les activités intellectuelles et les fonctions de commandement, le futur des autres, le travail manuel et les tâches pratiques. Tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes et les classes de 6ème n'étaient pas envahies par des hordes misérables d'élèves mal élevés, incultes et tapageurs !
Il a fallu attendre les années 60 pour voir apparaître des mises en cause décisives des mécanismes d'exclusion de l'institution scolaire. En 1964, Lucien Sève ose s'attaquer au dogme de l'innéité des aptitudes dans une étude à la fois marquante et trop méconnue parue sous le titre « Les dons n'existent pas », dans l' Ecole et la Nation, revue du PCF. L'idée centrale en est que « nos capacités psychiques supérieures ne sont pas des données de nature en nous mais des acquis de l'histoire hors de nous que nous avons à nous approprier » (Carnets rouge, n°5, décembre 2015). J'y reviendrai à propos de la résurgence des vieilles idées fixes réactionnaires d'une détermination « génétique » de l'intelligence : des fake news, dénoncent dans une tribune des chercheurs, généticiens et neurobiologistes (le Monde, 25.04.2018). Et on verra l'usage douteux des neurosciences qu'envisage le ministre Blanquer.
La même année, c'est bien sûr l'intervention mémorable de Bourdieu et Passeron avec Les héritiers, les étudiants et la culture, démontrant de manière irréfutable que le système scolaire, sous couvert d'égalité des chances « asseyait ses principes de sélection sur des exigences qui s'accordaient en fait avec celles de l'habitus cultivé qui s'acquiert dans les classes dominantes» (Patrick Champagne et Olivier Christin, Pierre Bourdieu. Une initiation, PU de Lyon, 2012, p.76). L'école républicaine, fondée sur l'idéologie du don, veut faire croire que les inégalités de réussite scolaire ne sont que des inégalités d'aptitudes innées révélées par les dispositifs méritocratiques de l'école. Une tautologie particulièrement stupide: on réussit parce qu'on est doué pour réussir !
NIR 210. 2 septembre 2018.