La science au service de l 'école (dir. Stanislas Dehaene) Premiers travaux du Conseil scientifique de l'éducation nationale
Le Conseil scientifique mis en place par le ministre Blanquer est donc censé apporter enfin la lumière dans le désert pédagogique que serait l'école française aujourd'hui. Le tout sous l'invocation de LA science ainsi que l'exprime le titre de l'ouvrage. Cette sorte d'hyperonymie mettant en exergue LA science aux dépens d'un plus modeste LES sciences interroge. On peut y voir une ambition démesurée où LA science viendrait magiquement résoudre les problèmes d'un système scolaire en friche et sans aucun acquis scientifique antérieur. On est à la limite d'un scientisme où la science en question est en fait quasiment réduite à la neuropsychologie. C'est un effet bien connu en sciences sociales : Pierre Bourdieu l'a analysé comme une « rhétorique de la scientificité » où une science supposément plus accomplie en impose symboliquement dans un champ à la scientificité réputée plus incertaine. Autrement dit, dans la perspective de Stanislas Dehaene, la pédagogie ne sera scientifique que dans la mesure de ce qu'elle empruntera à la neuropsychologie cognitive. Sauf que -n'en déplaise au ministre qui, bizarrement, s'en plaint- la recherche a largement documenté l'importance de l'origine sociale dans l'étiologie des difficultés scolaires, du coup celles-ci ne sauraient être solubles dans la neuropsychologie quels qu'en soient les mérites !
Un conseil sur mesure.
Ce préjugé (ou cette illusion) se retrouve dans la composition du comité d'experts intitulé Conseil scientifique de l'éducation nationale. Ils sont vingt trois chercheurs, tous éminents dans leur domaine, ce qui est bien le moins. On notera l'absence totale du moindre praticien de l'enseignement élémentaire ou secondaire, jugé sans doute indigne d'être incorporé à un tel cénacle. C'est bien là toute l'idéologie du macronisme où le vrai ne peut être dit que par les experts de l'expertise, on le voit dans d'autres domaines... Cette vérité doit en outre être dispensée de manière doctrinaire et, éventuellement, autoritaire : on voit comment ont été imposées les évaluations en CP et CE1 et de quelle manière Stanislas Dehaene entend régenter l'utilisation des manuels de lecture.
En outre, on ne peut se défendre d'observer dans cet aréopage un petit côté clanique assez déplaisant. Tel sociologue est connu comme pourfendeur des sociologies dites critiques. Or on sait que le ministre Blanquer affiche volontiers sa détestation de ces mêmes sociologies ou du moins de ce qu'il en a (mal) compris. Comment ne pas pressentir plus qu'une coïncidence... Tel psychologue ne cache pas son intérêt pour ce qui serait un gène de la réussite scolaire ou encore un éventuel gène de l'homosexualité, un « gène gay » ! Si, si! Le même en est encore à rabâcher la controverse obsolète sur la part de « l'inné » et la part de « l'acquis » dans « l'intelligence ». Une intelligence fabriquée par les tests de QI, pratiquement le seul WISC, où, pour les besoins de la statistique, on répartit arbitrairement l'intelligence de façon « normale » (la courbe de Gauss). On aboutit ainsi à un authentique artefact où l'instrument (le test de QI) produit lui-même l'objet (l'intelligence) qu'il est censé mesurer…
Les joies de l’évaluation.
Un mot sur le dispositif EvalAide présenté comme le nec plus ultra de la « prévention des difficultés en lecture et en mathématiques en CP et en CE1 ». Un « outil exceptionnel », assure modestement Stanislas Dehaene (p.19). Ce n'est pas la première entreprise de ce genre. M. Blanquer lui-même en a commis une en 2011 pour la Maternelle lorsqu'il était directeur général de l'enseignement scolaire (DGESCO) dans le ministère de Luc Chatel. On sait que le système scolaire français est friand de ces évaluations, contrôles, questions écrites, examens, concours, classements, etc., pratique où se lit son caractère inéluctablement sélectif. L'école républicaine n'a-t-elle pas été fondée pour produire et sélectionner les élites du même nom ?
Il s'agira ici nous dit-on de prévention et non de sanction. Fort bien. On notera que, comme d'habitude, ces évaluations sont imposées d'en haut. Les enseignants en sont réduits au rôle de testeur, les diagnostics leur reviendront du ciel ministériel étant eux-mêmes dans l'incapacité d'interpréter les résultats faute des compétences qu'aurait pu leur apporter une authentique formation. Serait-il cruel de rappeler ici que Jean-Michel Blanquer, en tant que DGESCO dans le ministère Chatel, se fit complice, à la rentrée 2010, d'un sabotage de la formation des maîtres : 15000 recrutements de personnels censés se former sur le tas ! Les données de ces évaluations sont donc transmises sur une application nationale dédiée, l'enseignant(e) reçoit en retour les profils individuels des élèves et le profil de la classe. Les épreuves (disponibles sur eduscol.éducation.fr) sont techniquement bien faites : les items sont généralement empruntés à des protocoles expérimentaux de la recherche en psychologie cognitive, ce qui en garantit la pertinence. Encore pourrait-on s'interroger sur la légitimité du transfert sans transition du laboratoire à la classe. Le problème qui se pose est celui de l'interprétation voire de la manipulation de la globalité des résultats où se mêlent pratiques technocratiques et préoccupations politiques : on décrète arbitrairement que les élèves en difficulté représentent le quart de ceux les moins performants ; on se montre très discret sur l'efficacité pour le moins modeste des dédoublements des CP, totem revendiqué, on le sait, par le macronisme comme témoignage de son attention aux plus « démunis » ; etc. Je me permettrai de renvoyer ici à l'analyse implacable, rigoureuse et argumentée de Roland Goigoux (« Evaluations : faire mentir les chiffres en pédagogie aussi », www.cafepedagogique.net).
Rien de neuf en lecture.
La vulgate réactionnaire nous a vanté une idyllique école « d'autrefois » où il n'y avait pas de problèmes, en particulier en lecture par la grâce d'une mythique « méthode syllabique », et tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes scolaires possible. Des fantasmes ! Difficultés et échecs n'étaient pas moindres, on s'en accommodait car c'était dans l'ordre des choses : on quittait le système à 14 ans, l'absence de diplôme n'était pas rédhibitoire pour trouver un emploi et les gueux n'étaient pas admis en 6ème. Il a fallu une démocratisation bâclée pour que soit révélée la réalité d'un appareil de reproduction sociale programmant et légitimant par le leurre méritocratique l'échec des enfants des classes populaires. Se voilant la face, les idéologues conservateurs ont alors inventé la fable d'infâmes pédagogues complotant pour saborder une école qui marchait, paraît-il, si bien. On leur imputa même la promotion d'une diabolique « méthode globale » destinée à empêcher les petits Français d'apprendre à lire en les privant des joies simples du b-a ba. On amusa la galerie avec un pseudo débat « syllabique/globale » occultant la véritable cause des problèmes. Le combat cessa faute de combattants lorsqu'on s'aperçut enfin que la dite méthode globale, inventée par un honorable médecin belge du nom d'Ovide Decroly n'avait jamais eu, en France, de véritable extension. Pas plus que des démarches proches comme la « méthode naturelle » de la pédagogie Freinet, toujours ultra-minoritaire, ou la conception idéo-visuelle élaborée par des chercheurs dans les années 70 et restée expérimentale. Ce qui signifie que le principe alphabétique où un signe écrit (graphème) renvoie à un son de la langue (phonème) a toujours fait l'objet, d'une façon ou d'une autre, d'un enseignement explicite dans la quasi totalité des CP de France et de Navarre !
Invoquer de manière récurrente la méthode syllabique pour désigner cette pratique n'est que pur et simple nominalisme. Dans le chapitre 2 de l'ouvrage, dirigé par Liliane Sprenger-Charolles, ce terme, qui n'est plus qu'idéologique, est intelligemment ignoré. Le rappel, dans ce chapitre, des notions théoriques à la base des évaluations est utile mais sans nouveauté particulière. On se permettra quelques observations. Tout d'abord la réhabilitation de la voie directe de reconnaissance des mots, le plus souvent occultée par l'obsession du décodage (voie indirecte), est une bonne chose. Certes la structuration de la voie directe est postérieure à l'automatisation du décodage... Mais ne peut-elle y contribuer ? Est-elle seulement le résultat d'un auto-apprentissage ainsi que l'indique Stanislas Dehaene ? N'y a-t-il pas des dispositifs pédagogiques nécessaires permettant la construction systématique du lexique mental stockant les différentes représentations d'un item lexical : phonologique, orthographique, sémantique, morphologique, morphosyntaxique.
La compréhension de phrases est bien abordée dans ce chapitre. Il était temps. On regrettera la frilosité qui aura fait repousser la proposition d'un précédent Conseil national des programmes visant à introduire la notion de sujet-prédicat (ou celle, voisine, de thème-propos). Cette partition universelle dans les langues est bien plus productive pour la compréhension d'une proposition (de quoi parle-t-on ? qu'est-ce qu'on en dit ?) que la sempiternelle suite syntagmatique sujet-verbe-objet certes nécessaire mais devenue abusivement le pont-aux-ânes de la grammaire scolaire française. Enfin, le bref alinéa accordé à la pragmatique est insuffisant : dans un univers d'envahissante communication verbale les enfants devraient être armés très tôt (dès le CE1?) pour parvenir à la maîtrise d' énonciations ponctuées d'actes de langage, de présuppositions, d'implicite…
Une approche intéressante de l’activité de l’élève.
Le chapitre 3, rédigé par Joëlle Proust, est beaucoup plus novateur et d'une grande richesse. Il est consacré à la métacognition définie ici comme autorégulation de la cognition. On notera l'emprunt bienvenu à Lev Vygotski de la notion de zone proximale de développement. On pourra préférer la traduction et la définition de Françoise Sève : « L'apprentissage n'est valable que s'il devance le développement. Il suscite alors, fait naître, toute une série de fonctions qui se trouvent au stade de la maturation, qui sont dans une zone de proche développement » (Pensée et langage, Messidor/Editions sociales, 1985, p.215). Ou encore celle de Michel Brossard : « zone de développement prochain » (Vygotsky. Lectures et perspectives de recherche en éducation, Septentrion, 2004).
Le « pouvoir apprendre » déterminé par la zone proximale de développement se conjugue à un « vouloir apprendre », c'est-à-dire les motivations de l'élève modulées par les représentations intériorisées de l'école et des apprentissages. Joëlle Proust classe ainsi comme « motivation extrinsèque » la situation des « élèves de milieux favorisés (qui) bénéficient du fait que les apprentissages scolaires sont dans la continuité de la culture familiale. Les élèves de milieux modestes, en revanche, peuvent estimer que tel apprentissage « n'est pas pour eux » parce qu'il ne correspond pas aux activités typiques menées dans leur entourage » (p.173). Stéphane Bonnéry a bien montré comment ces attitudes sont même au cœur de l'acte pédagogique (Comprendre l'échec scolaire. Elèves en difficulté et dispositifs pédagogiques, La Dispute, 2007).
Joëlle Proust insiste sur les « biais sociocognitifs » et les « stéréotypes socioculturels » qui affectent les apprentissages. La « métacognition déclarative » -théories ou croyances de l'élève sur ses propres capacités- est parasitée par des « biais métacognitifs » -des croyances fausses sur les conditions de l'apprentissage-. Les plus nocifs sont les « biais sociocognitifs » issus d'une représentation de soi socialement acquise. Pour ce qui est des stéréotypes socioculturels, « le stéréotype du statut socio-économique affecte la confiance en soi des élèves en difficulté venant de milieux défavorisés et, par là, entrave leur réussite scolaire » (p.205). Des pratiques comme la proclamation des notes, l'encouragement à lever le doigt, l'injonction à répondre, etc. les insécurisent et les stigmatisent.
La question se pose enfin d'enseigner des stratégies métacognitives aux élèves afin de les « aider à corriger leur théorie naïve des conditions favorables aux apprentissages » (p.216). La réponse me semble devoir être assurément positive. Même si cette conception de la relation pédagogique vue du côté de l'élève met à mal la croyance tenace en France dans l'emprise ineffable du charisme professoral.
Gérard Loustalet-Sens
Psychologue
Docteur en sciences de l'éducation
Ex-chargé de cours de psycholinguistique
à l’Université de Bordeaux
LA SCIENCE AU SERVICE DE L’ECOLE, Premiers travaux du Conseil scientifique de l’éducation nationale (sous la direction de Stanislas Dehaene), Odile Jacob, 2019.