La réhabilitation de la pédagogie
Soyons clairs, la psychologie cognitive et les neurosciences peuvent apporter beaucoup à la pédagogie et doivent être présentes dans la formation des enseignants. Dans son dernier ouvrage, Stanislas Dehaene s'efforce de le démontrer avec enthousiasme, conviction, érudition et un certain manque de modestie (Apprendre ! Les talents du cerveau, le défi des machines, Odile Jacob, 2018). Il faut préciser que S. Dehaene, contrairement au ministre Blanquer, a une conception de l'enseignement résolument progressiste. Il cite volontiers Rousseau et Piaget qui sont, on l'a dit, les bêtes noires des Conservateurs. Il brocarde le cours magistral, ennuyeux et inefficace : « Le cours magistral n'est pas la meilleure manière. Tout ce qui engage l'attention de l'enfant conduit à de bien meilleurs résultats que le cours magistral » (Entretien sur France Culture, 24.10 2018). Il souligne le peu d'intérêt des notes et stigmatise l'évaluation punitive. Parmi ses « Treize maximes pour l'épanouissement des enfants », il signale : « Ne croyons pas que les enfants sont tous différents (…). L'imagerie cérébrale montre que nous possédons tous des circuits et des règles d'apprentissage semblables » (Apprendre !, p.315). Il insiste sur une pédagogie « (rendant) l'enfant actif, curieux, engagé, autonome » (p.316) : c'est la définition même des pédagogies actives théorisées et pratiquées depuis longtemps par l'Education nouvelle dont la pédagogie Montessori, très en vogue en ce moment dans les classes moyennes, n'est qu'une des formes.
Selon S. Dehaene , les circuits cérébraux qui constituent homo sapiens se sont structurés au cours de l'évolution de l'espèce par sélection darwinienne : « notre génome a internalisé le savoir des générations ancestrales qui nous ont précédés » (p.64). La plasticité du cerveau humain fait le reste : par exemple, il n'y a pas initialement de circuit cérébral du langage écrit, il va se constituer par « recyclage » des aires cérébrales dédiées à la vision et au traitement du langage parlé (p.189). S. Dehaene s'emballe parfois jusqu'à proférer cette curieuse tautologie selon laquelle « l'instinct d'apprendre une langue est inné » (p.114). Tous les comportements humains sont donc le résultat de phénomènes physico-chimiques dans le cerveau (influx électriques et décharges de neurotransmetteurs). C'est la notion d'homme neuronal introduite par Jean-Pierre Changeux (1983). Quiconque est acquis au matérialisme philosophique ne peut qu'aborder avec faveur cette affirmation. A condition de la compléter. Réduire « l'apprentissage social » à un « partage d'informations » est un peu léger. C'est oublier que les humains sont la seule espèce dont l'essentiel du patrimoine est extérieur à l'individu : c'est l'ensemble des savoirs et des connaissances stockés dans les livres, les bibliothèques, les musées, les cinémathèques et, aujourd'hui, avec le numérique dans la gigantesque encyclopédie universelle qu'est Wikipédia et, plus généralement, ce qu'on appelle le « Cloud ».
Et puis, il faut être modeste. Lorsqu'on observe qu'une zone cérébrale est activée, on ne fait que constater une augmentation locale du débit sanguin. Un cerveau actif consomme de l'énergie, il a besoin de glucose et d'oxygène. L'IRMf permet d'observer en temps réel des variations de l'oxygénation du sang et des débits sanguins locaux. On peut ainsi établir une corrélation entre telle zone active du cerveau et tel comportement. Mais comment l'activité cérébrale produit-elle l'activité mentale ? On n'en sait toujours rien : le cerveau code et décode constamment les signaux électriques qui permettent aux neurones de communiquer, c'est le code neuronal... Nous ne savons pas comment ces schémas de codage sont convertis en fonctions mentales. La neurologie n'explique pas tout : la perception différentielle par les enfants des demandes de l'école ne doit pas grand chose aux circuits cérébraux mais bien davantage aux habitus, c'est-à-dire les manières de percevoir, de penser et d'agir construits dès l'enfance dans le milieu social d'origine...
La bonne volonté de S. Dehaene n'est pas en cause, mais enfin on a tout de même l'impression qu'il enfonce parfois des portes ouvertes. Les enseignants ne l'ont pas attendu pour savoir l'importance de l'attention, de l'activité, de la curiosité (que la psychanalyse appelle pulsion de savoir), de la motivation de l'enfant à l'école. On lui sera néanmoins reconnaissant d'avoir, par ses préconisations, réhabilité la pédagogie, y compris contre son ministre.
NIR 216. 26 novembre 2018.