Les neurosciences à l'école

 

 

On sait le gros coup de « com » qu'a été pour le ministre Blanquer l'annonce en fanfare de l'introduction des neurosciences à l'école. Il y aurait beaucoup à dire : les neurosciences ne sont qu'un des domaines des sciences cognitives -sciences de la connaissance- qui comprennent aussi, traditionnellement, la philosophie, la psychologie, l'anthropologie, la linguistique et l'intelligence artificielle. Stanislas Dehaene, bombardé président d'un Conseil scientifique de l'Education nationale, est spécialiste de psychologie cognitive et plus particulièrement des techniques d'imagerie cérébrale. Professeur au Collège de France, sa compétence dans son domaine est évidente mais ne saurait s'appliquer à l'ensemble des problèmes du système éducatif. Il y aurait une sorte d'hubris, un orgueil démesuré et une forme d'impérialisme scientiste à laisser croire que les neurosciences vont à elles seules révolutionner l'école et l'enseignement. Stanislas Dehaene est ici ambigu même si, on le verra, il ne partage pas exactement les conceptions les plus rétrogrades de son ministre. Comme le dit excellemment Patrick Rayou, « obtenir des images des processus physico-chimiques à l'oeuvre dans le cerveau d'un individu peut nourrir à nouveau l'illusion que les phénomènes d'apprentissage se réduisent au rapport singulier d'un organisme à son milieu et disqualifier toute approche en termes de rapports sociaux évidemment moins aisément transportables sur un écran » (Carnets Rouges, n°14, octobre 2018).

L'équivoque chez le ministre est de laisser croire que les neurosciences permettraient de remédier à l'échec scolaire par l'observation de différences interindividuelles d'origine cérébrale chez des enfants normaux. Ce qui est la voie ouverte à une pathologisation des difficultés scolaires, voire à une médicalisation de l'échec scolaire multipliant les « dys » (dyslexie, dysorthographie, dyscalculie...) dont la définition scientifique est loin d'être avérée. Et pour aboutir, comme le remarque Stanilas Morel, dans le même numéro des Carnets Rouges, « à une déresponsabilisition des enseignants et à un transfert de la légitimité pédagogique vers les métiers du soin ».

Cette prétention est d'autant plus mal fondée que la psychologie cognitive, par exemple, -que je connais un peu- n'a nullement à son programme la recherche d'inégalités cognitives entre individus. Ceci est le rôle de la psychométrie, une branche de la psychologie qui, pour le praticien que j'ai été, reste d'une légitimité douteuse et d'une scientificité incertaine. La psychologie cognitive a pour objet les mécanismes universels à la base des processus mentaux générant des comportements observables. L'activité mentale est alors constituée en système de traitement de l'information, d'où la métaphore du cerveau comme ordinateur. Métaphore contestée : au contraire de l'ordinateur, le cerveau humain a, pratiquement, dans l'espace d'une vie, une capacité de mémoire illimitée ; par contre, on le sait, la supériorité de l'ordinateur réside dans une vitesse de calcul vertigineuse. On sait aussi depuis peu que l'ordinateur peut apprendre par lui même, c'est « l'apprentissage profond » (deep learning) qui a permis à Alpha Go de battre le champion du monde du jeu de go. Il faut, par exemple, présenter à la machine des milliers d'images d'oiseaux (et d'autres objets) à identifier par essais/erreurs pour qu'elle arrive à reconnaître à coup sûr un oiseau dans une image jamais présentée auparavant. Mais -et je parle ici sous le contrôle de mon camarade Ivan Lavallée- a-t-elle pour autant accès au niveau d'abstraction que constitue le concept d'oiseau dans l'intelligence humaine ? Celui-ci, au-delà de son champ lexical, est relié dans le cerveau à une multitude de connaissances sur le monde et son interprétation, y compris ses emplois métaphoriques (« comme l'oiseau sur la branche », par exemple), le tout stocké dans un dispositif cérébral nommé mémoire sémantique qui est bien autre chose qu'une simple accumulation et exploitation de données (data mining).

Pour ce qui est des neurosciences, Dehaene précise lui-même dans un entretien sur France Culture, j'y reviendrai (24.10.2018), que « au départ, nous avons tous le même cerveau » et que nous disposons de « circuits universels » (pour la lecture, les mathématiques...) qui vont se différencier par l'éducation. De plus ou moins bonne foi, Blanquer surestime la portée de prescriptions impératives fondées sur les neurosciences. L'inscription de celles-ci dans les didactiques des matières demande autre chose qu'un effet d'annonce. Et on est loin du compte !

 

NIR 215. 10 novembre 2018.