UN VILLAGE DE L'ENTRE-DEUX-MERS SOUS LA MONARCHIE DE JUILLET (III)
SUITE DE LA DEUXIEME PARTIE
Administration municipale et sociabilité villageoise
II. LA COMMUNAUTE RURALE
Il s'agit maintenant d'observer l'incidence de la sociabilité villageoise dans les actes administratifs publics produits par la gestion communale. Il convient toutefois de noter les limites de cette approche. La nature même de l'archive risque donner l'image réductrice d'une sociabilité en quelque sorte officielle ou, pour reprendre une métaphore classique, montrer la partie émergée d'un iceberg dont on sait que la partie immergée est généralement dix fois plus importante. Cette partie immergée restera, sans doute, pour l'essentiel, inaccessible. Ultérieurement, cependant, la prise en compte d'autres matériaux, cadastre, archives notariales, registres d'état-civil, pourrait permettre de reconstituer les réseaux familiaux et sociaux qui font la dynamique de la sociabilité.
-
Le budget
Que nous apprend le budget communal sur la vie sociale du village ? Une confirmation tout d'abord : la prépondérance du poste budgétaire relatif au culte dont nous verrons plus loin le détail. Elle est évidemment la marque de la religiosité commune qui imprégne alors les rapports sociaux. Nous en avons vu d'autres signes : demande insistante d'érection de l'église en succursalle, demande d'un desservant, fort endettement pour la construction d'un presbytère. La préoccupation est permanente et, visiblement, ne fait pas débat. S'il y a un consensus au village, celui concernant le respect et le rayonnement de la religion semble incontestable.
Le budget communal est établi par les notables aisés qui assurent la gestion municipale. On ne saurait a priori suspecter leur sens de l'intérêt général. De toute façon, la marge de choix budgétaire est restreinte et la plupart des dépenses sont des dépenses contraintes. La primauté donnée aux riches dans la conduite des affaires publiques est parfaitement assumée et officiellement instaurée sous la Restauration par les articles 39 et 41 de la loi de finances du 15 mai 1818. Cela consiste à convoquer avec le conseil municipal, pour toute décision budgétaire importante, les « plus fort imposés » de la commune. Cette pratique est reconduite sous la monarchie de Juillet, elle est on ne peut plus conforme, en effet, à l'idéologie du citoyen capacitaire où la compétence, en fait, va de pair avec la richesse. On dispose dans les archives cénacaises, pour cinq années successives, de 1837 à 1841, des listes des convoqués et des présents. Le résultat est édifiant.
Tableau I. Participation des « plus fort imposés »aux décisions budgétaires
(entre parenthèses le nombre de présents mentionnés
comme « ne sachant pas lire »)
|
Convoqués |
Présents |
CM du 7 mai 1837 |
11 |
7 (3) |
CM du 27 mai 1838 |
13 |
5 (4) |
CM du 12 mai 1839 |
10 |
6 (3) |
CM du 10 mai 1840 |
14 |
5 (3) |
CM du 9 mai 1841 |
13 |
4 (1) |
Si l'on excepte l'année 1837 où la participation est correcte, pour les cinq années suivantes moins de la moitié des convoqués se présente aux délibérations. C'est un nouvel indice du niveau d'adhésion médiocre des notables orléanistes au modèle de citoyenneté capacitaire élaboré par Guizot. Nous avons déjà observé ce phénomène dans les comportements électoraux. Par ailleurs le nombre de personnes convoquées varie selon les années, la composition des listes est changeante et hétérogène, on y cherche en vain une cohérence. Parmi les notables éminents du village, le plus assidu est Jean-Joseph Moulinié, sans doute, en tant qu'ancien maire, plus concerné que d'autres par les affaires municipales. D'autre part, les plus importants propriétaires n'allaient peut-être pas se déplacer pour si peu depuis leur résidence bordelaise et leur éloignement du village n'était probablement pas que géographique. De plus, certains d'entre eux, propriétaires et électeurs dans plusieurs communes, pouvaient sans doute difficilement répondre à toutes les convocations. Par contre, la mention « ne sait pas signer » peut être considérée comme un indicateur de la participation de bon nombre de petits ou moyens propriétaires à ces délibération budgétaires et l'on peut noter, par exemple, l'assiduité remarquable d'un petit propriétaire comme Pellet dont le cens est toujours inférieur à la moyenne de la commune.
Les compte-rendus budgétaires, tels qu'ils apparaissent dans les archives, sont difficiles à interpréter : les règles comptables apparaissent quelque peu énigmatiques, les chiffres sont souvent incertains et parfois contradictoires, les pièces comptables (règlements, factures...) sont absentes des archives municipales car détenues par le receveur municipal. On dispose cependant de budgets prévisionnels clairs établis pour les années 1838 à 1843. La dénomination des postes budgétaires restant la même toutes ces années, on peut en examiner les évolutions. Les plus fortes charges concernent constamment, par ordre d'importance, le culte (logement du desservant et « supplément de traitement du desservant »), les chemins vicinaux, les frais d'administration et le traitement de l'instituteur (voit tableau). Parmi les autres rubriques, on note 9 fr. pour l'abonnement au Courrier des Communes, 10fr. de dépenses imprévues et de 4fr. à 13 fr., selon les années, pour les « Enfants trouvés ». La solde du tambour (25fr.) n'est prévue qu'en 1841 et 1842. La Garde Nationale a droit à 20 fr., seulement en 1838. On notera, en 1842, la prévision de 400 fr. pour la construction du presbytère alors qu'elle n'est pas commencée et que l'on finira par se résoudre à un emprunt. En 1841, 1842 et 1843, la commune prévoit de régler en argent les prestations consacrées normalement aux chemins de grande communication, effort budgétaire considérable qui marque à quel point les dites prestations en nature sont honnies par les villageois.
Tableau II. Budgets prévisionnels (en francs)
|
1838 |
1839 |
1840 |
1841 |
1842 |
1843 |
Frais d'administr. |
133,2 |
133,2 |
109,2 |
121,82 |
124,62 |
168,65 |
Logt du desservant |
100 |
100 |
100 |
100 |
100 |
100 |
Suppl. de Trait. dess. |
300 |
300 |
300 |
300 |
300 |
300 |
Trait. de l'instituteur |
79,66 |
79,66 |
89,61 |
89,67 |
89,97 |
84,61 |
Chemins vicinaux |
149,25 |
148,7 |
149,35 |
227,31 |
246,68 |
246,68
|
On remarquera la relative modestie de ces montants prévisionnels comparés au montant exorbitant (6 700 fr.) de l'imposition extraordinaire et de l'emprunt subséquent décidés au Conseil
2
du 21 juillet 1844 pour la construction du presbytère et où seulement trois des plus fort imposés seront présents (Lurman, Falguière, Brice). On rappellera également que le traitement de l'instituteur est partagé avec Lignan, ce qui lui donne environ 160 fr. Pour comparaison, A-J Tudesq note qu'en 1839, la commune de Vayres, après bien des réticences, accepte l'affectation d'un instituteur public mais « ne lui alloue que le traitement de 200 fr. exigé par la loi »1. A Cénac et Lignan, on n'en est apparemment pas là.
-
Les chemins publics
A tous les niveaux de l'administration, aussi bien communale que nationale, une grande attention est portée, sous la monarchie de Juillet, aux voies de communication. On distingue alors cinq types de routes : pavées, empierrées, en terre, à l'entretien, à réparer. Ces deux derniers constituent ce qu'on appelle alors les « lacunes » du réseau, sorte d'euphémisme pour dire non-carrossables. Un rapport de 1837 les définit comme des parties inexistantes ou inachevées ou limitées à une piste en terre battue, mais comprend aussi toutes celles « qui offrent au roulage des obstacles presque insurmontables à raison de la rapidité de leurs rampes et dont la roideur est telle qu'il devient nécessaire pour l'adoucir de substituer une route nouvelle à la route actuelle »2. Selon un inventaire routier de 1820, la Gironde comportait 362 km de routes pavées ou empierrées, « lacunes incluses », soit une densité de desserte de 0,37 km pour 10 km2, une des plus faibles de France avec la Dordogne, les Basses-Alpes, la Corse et le Vaucluse. Cependant, la Gironde est parmi les 9 départements les mieux dotés en routes pavées, sans doute en raison du poids économique de Bordeaux. Ce sont donc les routes empierrées qui manquent, réduisant le trafic à l'intérieur du département à des chemins de terre difficiles et coûteux à entretenir, d'où les doléances permanentes, entre autres, des différents maires de Cénac. Notons que la technique d'empierrement de Mac Adam, consistant à placer des couches de pierres de calibre de plus en plus faible date de ce moment...
Dès les premières années de la monarchie de Juillet, des améliorations notables même pour la Gironde peuvent être constatées.
Tableau III. Etat du réseau routier en Gironde
(D 'après Bernard Lepetit, ouvr. cité)
|
1820 |
1836 |
Routes classées (royales) |
6 |
7 |
Superficie (en milliers d'ha) |
|
975 |
Longueur totale (en km) |
361,6 |
414,8 |
A l'entretien |
40,15 |
319,1 |
A réparer |
44,94 |
26,7 |
En lacunes |
14,91 |
69 |
Pavées |
34,24 |
88,8 |
Pierres |
50,86 |
257 |
Terre |
14,91 |
|
Le progrès est général pour l'ensemble du pays et, au 1er janvier 1836, la France compte 34 510 km de « routes royales » sur lesquels 11,4% sont encore considérés comme lacunaires. Entre 1820 et 1836, le kilométrage passe de 11,4% à 11,7% pour les routes pavées et de 74,1% à 76,9% pour les routes empierrées.
Il faut par ailleurs préciser que le faible équipement routier de la Gironde est compensé par l'importance du transport fluvial et maritime (cabotage). En 1835, la Gironde est parmi les départements les mieux équipés en transport fluvial et prend place dans les cinq premiers pour l'équipement maritime, en fait les cinq départements côtiers à débouché fluvial important : Gironde, Charente-Inférieure, Loire-Inférieure, Seine-Inférieure sur L'Atlantique, Bouches-du-Rhône sur la Méditerranée.
La priorité donnée aux routes pavées et au transport fluvial et maritime rend d'autant plus crucial pour les petites communes de l'intérieur l'entretien des chemins vicinaux. En outre, « aucun revêtement de chaussée ne pouvait résister aux passages permanents de véhicules lourds, aux roues étroites, parfois garnies de grands clous pour éviter les glissements et qui, à la mauvaise saison, créaient des ornières profondes transformant ainsi les routes en cloaques »3. Jean-Marc Constantin a écrit l'histoire des débuts de cette Route départementale n°10 de Bordeaux à Saint-Macaire, pour la portion de Latresne à Langoiran, qui intéressait particulièrement les Cénacais pour les communications avec Latresne. La rivalité fut vive entre les communes « du haut » (du plateau) et celles « du bas » (du bord de la Garonne). Le statut de Route départementale n°10, chèrement acquis pour la route du haut (Bordeaux-Saint-Macaire), est remis en cause en 1839, son déclassement en chemin de grande communication est préconisé et le classement de Route départementale n°10 proposé pour la route du bord de l'eau de Latresne à Langoiran en passant par Baurech. Cela ne se fera pas immédiatement et occasionnera d'autres péripéties.
Une des raisons ayant fait préférer, au moins dans un premier temps et malgré son profil montueux, le tracé du haut, outre ce qu'on appellerait aujourd'hui le lobbying du riche marquis de Canolle, maire de Saint-Caprais, c'est la présence à proximité d'un matériau nécessaire, la grave, d'un accès facile et d'un prix modique, évidemment absente des sites de palus. C'est ainsi que, le 1er octobre 1838, comparaissent devant J-J Pujol, maire de Cénac, M. J-J Moulinié, propriétaire dans la commune et le sieur Michel Bortholy, entrepreneur de la Route départementale n°10 de Bordeaux à Saint-Macaire et habitant également la commune. Il s'agit de fixer l'indemnité qui sera due au dit sieur Moulinié pour l'extraction de la grave qui doit se faire sur sa propriété. Chacun se fait assister par un expert : le sieur Jean Breton, propriétaire habitant Latresne pour M. Moulinié, le sieur Duÿs, propriétaire et maire de Saint-Caprais et y habitant pour le sieur Bortholy. Le prélèvement se fera le long de la charmille sur une largeur de 2 toises (1 toise = 6 pieds soit environ 1,80 m) et sur toute la longueur de la vigne pour une largeur de 3 toises. L'archive ne donne pas le montant de l'indemnité mais précise bien que l'opération est destinée à « l'entretien de ladite route départementale ».
On le sait, les communes sont tenues alors de participer à la construction et à l'entretien des voies de communication sous la forme de prestations en nature. Ainsi, en 1839, la commune de Cénac est du « nombre de celles que le Conseil général a désigné comme devant contribuer à la construction du chemin de grande communication n°27» de Créon à Port-Neuf. La loi du 21 mai 1836 cependant autorise d'acquitter en argent lesdites prestations. Le Conseil municipal vote ainsi le 12 mai 1839 (pour 1840) deux journées de prestations « payables en argent » pour le chemin n°27 et deux journées « payables en nature » pour les chemins de la commune. Il n'est pas précisé comment se mettait en place le dispositif des prestations en nature. On sait par contre qui elles concernaient par un relevé détaillé du 12 mai 1833 où sont votées :
- 2 journées de travail pour le chef de famille (propriétaire, régisseur, fermier ou colon)
. pour chacun des fils ;
. pour chacun des domestiques mâles (valides et âgé de 20 ans accomplis) ;
- 2 journées de travail
. de bête de trait ;
. de bête de somme ;
. de cheval de selle ou d'attelage de luxe ;
. et pour chaque charrette.
Un équivalent en argent était estimé pour
- une journée de manœuvre à …..................... 1,25 fr.
- une journée de cheval ou de mulet à …........ 3 fr.
- une journée d'âne à …................................... 2 fr.
- une paire de bœufs ou « vaches tirantes »
avec aide-vacher à …..................................... 6 fr.
Par la suite, ce sont généralement 2 journées de prestations en argent pour le chemin de Créon à Port-Neuf et 1 journée de prestations en nature pour les chemins vicinaux qui seront votées. On l'a vu, les demandes de diminution puis d'exonération de la prestation en argent seront rejetées.
On ne reviendra pas sur les dispositions administratives de la mairie cénacaise relatives au classement des chemins, à leur entretien, à leur aménagement, aux terrains à vendre ou à récupérer... Nous allons voir par contre que cela ne va pas sans difficulté, parfois, avec les propriétaires. En 1846 et 1847, la municipalité donne la priorité au chemin vicinal de Mons n°2 désigné comme « la seule voie de communication entre la partie nord de la commune et la partie sud » alors que « ce chemin à partir du ruisseau du Rauzet est dans un état impraticable et (que) des réparations sont devenues indispensables pour pouvoir passer dans ledit chemin pour porter les denrées au port de Latresne ou à la route départementale n°10 ». Les ressources ordinaires de la commune ne sauraient suffire au financement et les riverains sont sollicités pour une souscription qui, au 10 mai 1846, se monte à 1 058 fr . Cependant, « cet effort, quoique admirable, sera loin de suffire aux dépenses prévues ». Il faut 300 fr. supplémentaires en centimes additionnels. Ce n'est qu'ensuite, le 14 février 1847, que le maire, assisté des conseillers municipaux Ampoulange et Lestrille, se transporte jusqu'à la propriété de M. Lurman, négociant et 4ème cens de la commune, « à l'effet de constater la nature du terrain à prendre sur la propriété pour l'élargissement dudit chemin de Mons ». Sa « contenance » est de 675 mètres et il est « en nature de 3 taillis ou costières ayant 5 pousses, le bois est bien garni et repousse sur une terre sablonneuse ». Trois mois plus tard, en mai, l'indemnité proposée ne porte plus que sur 142 mètres. Les tractations ont dû être laborieuses et le Conseil municipal « autorise M. le Maire à user de l'avis de l'expertise dans le cas où M. Lurman ferait de nouvelles difficultés pour l'abandon d'un terrain nécessaire à l'élargissement d'un chemin éminemment utile à sa propriété ». Le 14 novembre 1847, le chemin de Mons est toujours prioritaire. Cela fait 1 an et demi !
Parfois, l'initiative vient des villageois. En 1847, par exemple, quelques uns d'entre d'eux adressent à la mairie une demande afin que le terrain vacant bordant la route départementale n°10 et sur lequel est implantée la croix dite de Materre soit saisi et vendu. Le motif n'en est pas indiqué. La demande est rejetée, le Conseil municipal considérant « qu'il n'y avait pas lieu de vendre le dit terrain voulant le conserver à la commune ».
5
Il faut également dire un mot de l'affaire Maccarthy. En juillet 1847, la municipalité décide d'effectuer le curage des « cours d'eau » de la Pimpine et du Rauzet, « vu les demandes réitérées des propriétaires riverains » car rien n'aurait été fait depuis 17 ans. Ce sont « les inondations préjudiciables aux récoltes (qui) ont été le sujet des suppliques de nos administrés ». L'arrêté du 18 juillet 1847 est précis et impératif : les cours d'eau seront « par les propriétaires riverains curés à vieux bords et à vieux sol et entièrement dégagés des arbres, buissons, batardeaux qui peuvent nuire à l'écoulement des eaux et rétrécir la largeur primitive des ruisseaux ». Il faut profiter de la bonne saison favorable aux travaux. L'autorisation préfectorale est acquise par deux lettres des 8 et 14 juillet et « lesdits travaux seront commencés dans toute l'étendue de la commune de Cénac le 2 août et devront être terminés le 21 du même mois ». Des commissaires sont nommés pour surveiller « aux époques prescrites l'entière confection des travaux, les propriétaires riverains qui auraient négligé de les faire, ils en remettront un état au maire qui les dénoncera à M. le Préfet du département (afin) de poursuites ». Les commissaires feront exécuter les travaux aux frais des propriétaires « négligens » qui « seront poursuivis indépendamment de l'amende convenue en matière de contribution directe ». Publication est faite deux dimanches consécutifs au son du tambour.
Les délais ne seront pas tenus. Mauvaise volonté ou négligence de certains propriétaires... Le 25 septembre, le maire constate que les travaux sont bloqués sur la Pimpine en amont du moulin de Lamothe et prend un arrêté selon lequel « le meunier du moulin de La Mothe est invité à lever les pelles de son moulin pendant tout le temps de la durée du curage dans l'estey de la Pimpine » sous peine de poursuite. L'affaire n'en reste pas là. M. Courbin, agent voyer, est délégué par le préfet afin de faire l'état des lieux. Le chemin rural de Lamothe apparaît très dégradé sous l'effet « soit de la retenue des eaux du moulin, soit du défaut de curage de l'estey de Moulineau »4. M. Maccarthy, riche propriétaire du Château Lamothe et du moulin du même nom, est entendu et présente un mémoire en sa défense. C'est une circulaire du ministère de l'intérieur en date du 10 décembre 1827 qui lui est opposé, à lui, légitimiste avéré. Un nouvel arrêté, le 19 octobre, l'invite donc à construire un mur de soutènement à partir de celui déjà existant, il sera en moellons de cinquante centimètres d'épaisseur et aura quarante mètres de longueur. Ce n'est pas tout, pour les parties éboulées du chemin de Lamothe, un « piquettement sera fait dans les règles de l'art et devra présenter toutes les conditions de durée et de solidité »5. M. Maccarthy a trois mois pour l'achèvement des travaux. A ce terme, il y sera procédé d'office et à ses frais... Il ne reste rien du moulin de Lamothe6 pas plus que d'un improbable mur qui n'a sans doute jamais été édifié...
Cette année 1847 aura été prolifique. Fin 1846, un crédit extraordinaire de 4 millions de francs est mis à la disposition de M. le Ministre de l'intérieur par ordonnance royale du 18 décembre pour subvenir aux travaux d'utilité publique dans le but de « venir au secours des classes ouvrières ». Opportuniste autant qu'humaniste, le maire Oulès expose à la fois « la position difficile où l'hyver et la chute des subsistances place les indigens » et l'utilité de « profiter des (sommes) offertes aux communes par la prévoyante bienfaisance des gouvernements ».
Le maire rappelle les « nombreux sacrifices » faits par la commune pour les divers travaux d'utilité publique et « l'amélioration des routes » et qu'elle a « droit à espérer d'être admise dans ces cas d'exception où l'administration peut accorder des subventions ». Justement, le chemin du bourg de Cénac à Lignan, n°5 des chemins vicinaux, est indispensable à une « très grande partie des habitants de la commune » pour la communication avec le bourg de Lignan, il est en outre « la voie la plus courte et facile pour mener à l'église et au centre les habitants de l'est et du sud de la commune ». Enfin, il est terminé sur plus de la moitié de son parcours et l'achèvement des travaux « peut être fait facilement par des ouvriers indigens ». On votera donc une imposition extraordinaire de 600 fr. et l'on demandera une allocation de 300fr. , ce qui permettra de procurer du travail aux « indigens valides » et de procéder aux travaux d'élargissement, défrichement et confection du chemin vicinal n°5. Afin de disposer immédiatement des fonds nécessaires, un emprunt à 4,5% sera fait auprès de la Caisse des dépôts et consignations. Disposition rarement énoncée aussi fermement, les propriétaires riverains sont invités à faire la concession gratuite des terrains nécessaires à l'élargissement et, en cas de besoin, il sera procédé « conformément à la loi à l'expropriation de ceux qui s'y refuseraient ». Ces propos caractérisent bien l'administration de Sully Oulès, ferme et déterminée, mais qui s'est souvent heurtée aux manœuvres dilatoires de quelques gros propriétaires.
-
Le culte
Le trait essentiel de la sociabilité villageoise en cette première moitié du XIXème siècle est un sentiment religieux prégnant, seul vecteur alors de la morale commune, lié à une profonde déférence à l'égard de l'autorité ecclésiale ainsi qu'en témoignent les échanges, certes officiels et quasiment ritualisés, entre la municipalité et les services de l'Archevêché.
On rappellera pour mémoire la superbe lettre-supplique de 1826, déjà analysée, où l'on retrouve ces traits : religiosité, morale, révérence7. On le sait la demande d'érection en Succursalle de l'église de Cénac n'aboutira qu'en 1843 en dépit de plusieurs avis favorables de l'Archevêché en 1836, en 1841. L'avis du 14 septembre 1836 parle d'une « population nombreuse et attachée à la religion » et d'habitants dont « le vœu le plus cher est d'avoir à demeure un pasteur qui les dirige et les conduit »8. Fin 1840, on l'a vu, le Conseil municipal de Cénac s'oppose à la perspective de la « réunion » de Cénac à Lignan pour l'érection de l'église de Lignan en Succursalle. Le maire, J-J Pujol, informe l'Archevêché qu'une souscription a été ouverte pour les réparations de l'église de Cénac, les dépenses sont évaluées à 2 000 fr., la souscription a déjà rapportée 3 000 fr. : « tous, jusqu'au plus pauvre paysan ont voulu y prendre part (…). Le concours des plus pauvres mérite d'être pris en considération ». Les travaux ne commenceront en fait qu'en juin 1841, en attendant, Pujol demande à l'Archevêché d'officialiser la séparation d'avec Latresne, dont l'église de Cénac n'était qu'une « annexe », en sollicitant qu'un Conseil de fabrique autonome soit désigné pour Cénac. Le curé de Latresne ne s'y opposerait sans doute pas, il ne vient plus à Cénac où le service religieux est assuré par M. Borie, curé de Cambes.
En février 1841, une note de l'Archevêché s'avère très favorable aux demandes de Cénac, ainsi la réunion à Lignan est écartée. Quant à la séparation d'avec Latresne, elle est considérée comme justifiée par la distance de 2 800 mètres entre les deux églises, des « communications difficiles à cause du mauvais état des chemins » et la disparité des populations : Latresne 988 habitants et Cénac 507 dont « un grand nombre de familles bourgeoises » (ce qui paraît être un argument décisif). En outre, l'église vient d'être restaurée et « munie du mobilier dont elle était dépourvue », un logement pour 10 ans est prévu pour le curé9... Bref, il faut « à cette intéressante localité un service complet et indépendant ». En août, le maire, Prunié, peut informer l'Archevêché que les 400 fr. dus ont été réglés à M. Borie, curé de Cambes, « d'une manière loyale et désintéressée de sa part » et surtout que « le mois prochain notre église pourra montrer la modeste parure dont le zèle et la foi de nos administrés viennent de la revêtir (selon) votre bon goût ».
Cénac, qui n'a toujours ni le statut de succursalle, ni de presbytère va disposer d'un desservant à temps complet. Ce sera M. Martial Fonpudie, propriétaire à Camblanes, où il possède même une chapelle personnelle dont on reparlera. Les tribulations de cet ecclésiastique, au-delà de leur caractère parfois anecdotique, peuvent donner une idée des conditions d'exercice et de célébration du culte au village. La première mesure institutionnelle est la désignation d'un Conseil de fabrique indépendant de celui de Latresne auquel cependant un compte de gestion devra être annuellement remis. En septembre 1841, le Conseil de fabrique proposé par Fonpudie est composé de lui-même, du maire et de trois notables : Jean-Baptiste Ampoulange, Jean-Baptiste Adolphe Cotelle et Félix-Pierre Pédeluppé que Fonpudie présente comme « les mieux disposés et les plus aptes à gérer les intérêts de l'église de Cénac ». Il va vite en revenir.
Au début tout va bien. Le 1er janvier 1842, en demandant le renouvellement de ses pouvoirs à l'Archevêché, le nouveau desservant exprime sa satisfaction ainsi que celle qu'il pense pouvoir attribuer aux habitants de Cénac quant «au service régulier que je fais dans leur église » : « ils écoutent mes instructions avec attention et même avec fruit ». Plus de 60 personnes se sont présentées à la Sainte Table le jour de Noël. Quelques mois plus tard, l'ambiance n'est plus tout à fait la même. Dans une lettre du 21 septembre 1842 à M. Lange, secrétaire particulier de l'Archevêque, Fonpudie explique qu'il a demandé au conseil de fabrique une augmentation de son traitement lequel n'est que de 400 fr. alors que dans cette paroisse il n'y a même pas 40 fr. de « cazuel ». Fonpudie expose donc une situation pour laquelle il n'y a que son seul témoignage. Le président et le trésorier de la fabrique aurait reconnu son bon droit, « attendu que le service se fait dans cette église comme dans celle qui sont pourvues d'un titulaire ». Finalement, « ces messieurs », comme les désigne Fonpudie, ont « arrangé l'affaire de la façon suivante : ils lui accordent 200 fr. de plus ainsi répartis, 50 fr. que donnera le maire » et un complément qui sera pris sur « les chaises et les quêtes ». Les membres de la fabrique reconnaissent avoir eu le tort de les interrompre et s 'engagent à les rétablir : « nous les ferons chacun à notre tour (mais) si l'un de nous manque vous nous remplacerez (et) vous allez annoncer que nous sommes obligés de continuer nos quêtes ». Fonpudie croyait pouvoir compter sur « la parole d'un vieillard dont la fabrique avait fait un trésorier », hélas, aucun de ces messieurs ne s'étant présenté, il a fait seul la quête mais a cessé au bout d'un mois avec 15,99 fr. en caisse !
Fonpudie n'hésite pas alors à dévoiler l'origine du ressentiment dont il pense être victime, « voilà le fâcheux pour moi », écrit-il : il y avait à cette époque une jeune fille bien pieuse qui était chez lui (le vieillard trésorier) en qualité de servante et à laquelle il tenait beaucoup, « je dirais même beaucoup trop ». Cette jeune fille venait du couvent Notre Dame, « elle pourrait vous dire s'il lui tardait de sortir de chez le trésorier. Cette fille me pria de l'arracher à sa fâcheuse position (…). C'est ce que j'ai fait en la faisant entrer au couvent (…). Aurais-je mal fait dans cette démarche pour cette fille ? (…). Mais le trésorier dit que je suis un suborneur, que je lui enlève une bonne servante et jure de se venger ».10
On le voit, cette histoire de chaises et de quêtes ne vole pas bien haut. Fonpudie se donne le beau rôle : « l'augmentation n'a pas eu lieu, néanmoins j'ai continué (le service) ». Il se résoud toutefois à proposer sa démission : « j'aurais défriché pour un autre et puisque je ne dois rien recueillir je crois ne devoir plus faire de dépenses pour semer et vous m'obligeriez de prier Monseigneur de me décharger de ce service (…). En me délivrant de Cénac j'emporte la consolation d'avoir ramené à Dieu plus de 200 personnes, réconcilié des familles brouillées depuis longtemps et réuni des époux qui faisaient scandale ».
A vrai dire, le secrétaire de l'Archevêque ne semble pas beaucoup s'émouvoir de cette situation et note froidement en marge de la lettre : « Se plaint de l'insuffisance de son traitement ». Mieux, il accepte, par une lettre du 9 janvier 1843, la démission de Fonpudie d'une manière que l'on pourra trouver, c'est selon, compréhensive ou un brin jésuitique : « je comprends que vous ne devez pas être jaloux de quitter ce service ». Visiblement, ce n'était pas la réponse qu'attendait notre curé, il va donc assez tortueusement tenter d'attribuer à l'Archevêque la proposition que lui-même a faite : « D'après votre lettre il me semble que vous désirez que j'abandonne le service de Cénac. S'il en est ainsi, je le ferai à l'instant. Si, au contraire, vous désirez que je le continue jusqu'à ce que vous puissiez y placer un prêtre, j'y consens encore ». On peut sans doute deviner quelque agacement dans la mention en marge du vicaire : « répondre qu'il est libre pour le service, que je n'ai à exprimer ni désir ni répugnance ». En un mot : on ne le retient pas ! Fonpudie ne l'entend pas ainsi et affirme le 30janvier, « désirant rendre le bien pour le mal aux habitants de Cénac, je continuerai jusqu'à nouvel ordre le service de l'église ». Sans pour autant perdre de vue la défense de ses intérêts : il profite de l'occasion pour se présenter « comme une des plus grandes victimes de la nuit désastreuse du 14 au 15 de ce mois. Une trombe extraordinaire m'a enlevé 500 mètres cube de terrain en surface et en profondeur de 4 mètres et le vent a renversé une partie de mes édifices (ce qui) m'a occasionné une perte de plus de 5 000 francs ». Il demande à l'Archevêché de le recommander auprès du préfet. Ce qui sera fait. La réponse du préfet, le 7 février, ne sera guère encourageante : les fonds accordés par le gouvernement sont « dans une très faible proportion avec les chiffres des dommages » et « il m'est formellement recommandé de n'y faire participer que les individus désignés et reconnus comme étant dans le dénuement et le besoin ».
Ce n'est pas le cas de Fonpudie qui s'accroche toujours par ailleurs au service de Cénac, jusqu'à la ferme décision de l'Archevêché notifiée le 28 juillet 1843. L'église de Cénac va être prochainement érigée en Succursalle et « Monseigneur a décidé que vous ne pourriez pas être titulaire de la nouvelle paroisse (…). Il serait fâcheux que la cessation de votre service à Cénac coïncidât avec la création de la succursalle (…). On pourrait y voir une sorte d'exclusion qui vous serait sans doute pénible (…). Pour prévenir cet inconvénient, il n'y a qu'un parti à prendre : c'est que vous cessiez tout service à Cénac à la fin de ce mois ». Même avec un relatif ménagement, Fonpudie est clairemenr poussé vers la sortie. Il finit par se soumettre par une lettre du 30 juillet en feignant la surprise : « en arrivant ce matin à Cénac j'ai appris que la majeure partie des habitants s'attendaient à entendre aujourd'hui ma dernière messe et que dès dimanche prochain un autre prêtre viendrait me remplacer. Alors j'ai annoncé que je cessais le service et j'ai engagé les habitants à venir prendre vos ordres et à les suivre correctement dans leur intérêt comme celui de la religion ».
A noter que l'Archevêché n'en a pas tout à fait terminé avec cet étonnant personnage. Il semble que le curé de Camblanes ait demandé à l'Archevêché d'autoriser Fonpudie à prêcher et confesser dans son église alors que le Conseil (municipal?) « à l'unanimité a cru devoir se prononcer pour la négative ». Fonpudie se serait alors rabattu sur sa « chapelle domestique », ce qui lui vaut, le 2 août 1844, cette admonestation : « on a assuré à Monseigneur que vous entendez la confession de diverses personnes. On prétend également que vous admettez des étrangers dans votre chapelle domestique. Je suis chargé de vous informer que vous n'avez de pouvoir pour confesser personne et que désormais votre élève pourra seul assister à la grande messe lorsque vous la célèbrerez dans votre chapelle ».
L'arrivée du curé Bourgoin à Cénac va apaiser la situation sans résoudre tous les problèmes. On notera qu'un des premiers actes de son ministère sera la publication, le 21 août 1843, des bans du mariage entre Jean Sully Oulès, médecin (et futur maire) et Dame Geneviève Bruno Veuve Lesvigne. Peut-être peut-on voir dans la qualité des futurs conjoints l'indice d'une sociabilité mondaine, ce qui supposerait l'existence d'un réseau social des élites villageoises de la fonction et
9
de l'argent, résidant à l'année à Cénac, ce qui facilite évidemment les rencontre et les relations interpersonnelles.
Bourgoin aura encore des problèmes d'argent à régler. En août 1844, c'est une dette de 400 fr. pour la réparation de l'église dont il ne sait que faire et que la fabrique nouvellement désignée refuse de payer. Le Vicaire général de l'Archevêché lui indique que la jurisprudence impose le règlement à la fabrique mais que celle-ci peut s'en remettre au Conseil municipal. On remarquera que Bourgoin a demandé que l'Archevêché lui réponde chez son frère, à Bordeaux, rue Rousselle n° 86. Où réside-t-il donc lui-même ? En avril 1847, c'est un « honnête homme de la paroisse » qui avait avancé « avec confiance » 300 fr. pour les grands travaux faits à l'église. Le Conseil municipal refuse le remboursement. Ici aussi l'Archevêché suggère que « la fabrique consentît à eteindre cette dette par annuité ».
Mais il y a aussi des dons de fidèles. En décembre1844, c'est une « bonne âme » qui vient d'adresser un chemin de croix, « ce qui manquait à mon église », précise Bourgoin. Les dons à l'église sont la marque de la confiance des paroissiens et de la qualité du ministère. Bourgoin ne l'ignore pas qui, en demandant à l'Archevêché l'autorisation d'installer le chemin de croix, ajoute : « j'en profite pour rappeler à votre grandeur que c'est toujours dimanche onze janvier que devront se terminer mes exercices qui, grâce à Dieu, sont bien suivis et arriveront à porter leurs fruits ».
Il y a aussi des legs. Pas toujours désintéressés. C'est le cas du legs d'Hiribarne. Par testament en date du 30 août 1846, Madame Anne-Angélique d'Hiribarne, Veuve Supervielle, lègue une somme de 500 fr. à la fabrique, en précisant : « pour qu'elle puisse célébrer à perpétuité dans l'église de cette paroisse une messe pour le repos de mon âme et celle de mon fils... ». Cela ne paraît pas cher payé pour un repos éternel, ce que semble également penser l'Archevêché qui autorise la fabrique à accepter le legs en « considérant que l'acceptation de ce legs fait à une condition assez onéreuse ne peut être néanmoins préjudiciable aux intérêts de la fabrique de Cénac », à la réserve expresse que cette somme soit placée de manière à assurer le revenu nécessaire pour acquitter les charges annuelles imposées par la testatrice. C'est par un arrêté du Ministre provisoire de l'Instruction publique et des cultes que la fabrique est autorisée à accepter le legs. L'Archevêché en est avisé le 19 mai 1848. Il aura donc fallu attendre plus de 2 ans et un changement de régime...
Un exemple enfin de la proximité entre les édiles et l'autorité ecclésiale. Nous sommes en 1849, sous la Seconde République. Le 17 février, Oulès, alors encore maire, dans une lettre à l 'Archevêché, dit avoir été « outragé » par un de ses « administrés peu reconnaissant » et demande un témoignage en sa faveur pour défendre la « réputation d'honneur et d'intégrité qui (lui) a été léguée par (sa) famille ». Le préfet, déjà, dit-il, « a bien voulu reconnaître la probité avec laquelle j'ai administré pendant 10 ans la commune de Cénac ». Dès le lendemain, l'Archevêque fait répondre de son soutien complet : « J'apprends avec surprise et regret (…) qu'une injure déshonorante vous a été adressée publiquement (…). Je rendrai témoignage à la vérité et j'acquitterai en même temps une dette d'estime personnelle en vous répondant, M. le Maire, que toujours j'ai eu à m'applaudir avec les habitants de Cénac de ce que vous avez fait pour les intérêts religieux de cette paroisse ».
On n'en saura pas davantage mais cet épisode confirme, dans la période, au village, l'image d'une Eglise puissance tutélaire infiniment respectée et très présente par un Achevêché à l'autorité indiscutée dont les avis sont attendus et les bonnes grâces recherchées.
10
-
L'instruction publique
Le contraste est frappant entre l'activisme municipal pour tout ce qui touche au culte et l'attention intermittente portée à l'Instruction publique . Avec la loi Guizot de 1833, chaque commune est tenue d'entretenir une école élémentaire. Toutefois, des réunions de communes sont admises. Arguant de l'insuffisance de ses ressources, Cénac se joint alors à l'école de Lignan . En fait, cette association ne sera jamais vraiment acceptée (Voir Première partie, chapitre III). La demande d'un instituteur pour la commune en 1841 reste sans suite. Il faut attendre 1845 pour une nouvelle demande agréée par le préfet en 1846. La municipalité se plaint néanmoins toujours de ressources insuffisantes et espère des fonds départementaux. Fin 1848, faute de construction d'une maison d'école (la construction d'un presbytère a été décidée), un local sera loué, pour 100 fr. par an, au sieur Beyronneau, au lieu-dit Mandin, à 500 mètres du bourg11.
Durant tout ce temps, les délibérations municipales porteront essentiellement sur le traitement de l'instituteur. Le minimum est alors de 200 fr. ainsi qu'en convient explicitement le Conseil municipal, le 10 mai 1835. Ce traitement est composite, il comprend une contribution payée par les parents pour chaque enfant scolarisé, une contribution de la commune pour les parents qui ne peuvent pas payer et pour l'entretien de l'école, une éventuelle subvention départementale. La rétribution de l'instituteur payée par les parents est fixée en 1833 à 1,50 fr. par élève. En 1842, elle passera à 2 fr. Quant à la part de la commune, elle semble toujours âprement discutée. Elle augmente cependant régulièrement :
-
1834 : 73 20 fr.
-
1841 : 78,06 fr.
-
1844 : 84,82 fr.
-
1846 ; 90,84 fr.,
soit en 12 ans une augmentation non-négligeable de 20% dont les attendus ne sont malheureusement pas précisés.
Du point de vue de la sociabilité villageoise, on notera la préoccupation -certes prévue par la loi- concernant la scolarité des « « enfants indigens », ceux dont les parents ne peuvent payer la contribution de 1,50 fr. ou 2 fr. au traitement de l'instituteur. Ils sont pris en charge par le budget de la commune au titre du traitement de l'instituteur. En 1833, année de la mise en place de la loi, le Conseil municipal recense 30 élèves « indigens ». En 1841, ils sont encore 28 sur 76 enfants scolarisables, soit un tiers. On se demande comment ce nombre, en 1843, peut chuter à 8 et même à 6 en 1845 et 1846 ! La liste est dressée au mois de décembre, or, en décembre 1843, Sully Oulès vient juste d'accéder à la fonction de premier édile. La coïncidence, selon toute vraisemblance, n'a rien de fortuit. Oulès a probablement entrepris une révision de la liste des « enfants indigens », imposant une gestion que l'on estimera, selon les points de vue, rigoureuse ou « austéritaire », si l'on me permet cet anachronisme. Ce sont bien en tout cas les plus démunis -comme on dit aujourd'hui- qui sont visés.
La liste de 1843 comporte donc 8 noms :
Andron Bernard (5 ans)
Normandin Jean (10 ans)
Briffeuille Charles (14 ans)
Eyquem Jeanne (5 ans)
Plassan Gérôme (9 ans)
Briffeuille Jean (10 ans)
Pénard Marie (8 ans)
Carsoulle Marie (9 ans)
En 1845 et 1846, les enfants Normandin, Briffeuille, Eyquem et Carsoulle disparaissent de la liste alors que les enfants Cousseau, Lugon et Sautejeau y sont inclus.
Sur ces trois années, dix familles sont donc concernées. Qui sont-elles ? On notera que ces familles ne semblent pas particulièrement stigmatisées. L' état-civil leur attribue toujours une « profession » et on trouve sur les dix familles, 7 familles de vignerons, Briffeuille, Normandin, Pénard, Plassan, Sautejeau, Eyquem et Cousseau ; Jean Andron est tisserand, Jean Lugon et Jean Carsoulle sont laboureurs. L'impécuniosité ne saurait donc être ici un motif d'exclusion de la communauté villageoise et l'enseignement de l'Eglise d'avant Rerum Novarum est sans doute décisif : dans l'ordre providentiel, les pauvres ont toute leur place... pourvu qu'ils y restent ! Un signe plus tangible d'intégration peut être trouvé dans l'appartenance de 8 membres de ces familles à la Garde nationale (Andron, Normandin, Briffeuille, Plassan, Pénard, Carsoulle, Sautejeau, Cousseau), l'un d'entre eux, Guillaume Briffeuille, sera même un des 24 gardes nationaux cénacais auxquels le ministère de l'Intérieur délivrera un fusil en juillet 1848.
5. La taxe du pain
Une tâche administrative importante de la municipalité est la fixation de la taxe du pain. Il s'agit en fait d'une limitation officielle du prix des trois qualités de pain alors proposées. En conservant ainsi un maximum obligatoire, l'Etat orléaniste met quelque peu entre parenthèses sa doxa libérale mais se déclare cependant « partisan d'une vérité des prix absolue et donc d'une révision automatique et immédiate de celle-ci selon les mouvements du cours du blé »12. C'est ainsi que, entre juillet 1832 et avril 1848, la municipalité de Cénac aura pris 48 arrêtés de fixation de la taxe du pain. La périodicité en est irrégulière, certaines années ne comportent aucun arrêté (1837, 1839, 1840), généralement, il y en a 3 ou 4 par an. La crise frumentaire de 1846-1847 conduit à la prise de 12 arrêtés pour la seule année 1847, parfois à quelques jours d'intervalle .
Les motifs de la procédure sont énoncés dans un arrêté du 12 mars 1832 où « le maire considérant que depuis longtemps le prix de la taxe du pain (est) loin d'être en rapport avec l'élévation du prix des grains qu'il suit de là que les boulangeries éprouvent des pertes sensibles auxquelles il est juste de mettre un terme procédant d'ailleurs de la forme voulue par l'article 37 du règlement du 23 août 1814 ». Quatre mois plus tard, la conjoncture a changé et l'arrêté du 22 juillet estime que « le prix de la taxe du pain n'est pas en rapport avec la baisse du prix des grains ». La référence utilisée est le « prix moyen du froment au marché de Créon ».Cette référence n'est cependant pas toujours précisement indiquée et on ne la retrouve que cinq fois avec les valeurs suivantes (les dates indiquées sont celles des arrêtés municipaux) :
-
10 décembre 1835 : 16 fr. l'ectolitre
-
29 février 1836 : 17,75 fr. l'ectolitre
-
14 avril 1836 : 19 50 fr. l'ectolitre
-
17 juin 1841 : 17 51 fr. l'hl
-
1er août 1841 : 20,11fr. L'hl.
En ce qui concerne le prix du pain proprement dit, trois qualités de pain sont proposées. La première qualité, la plus chère, est le pain « choine », (parfois orthographié « chouane ») et qui sera, à partir de 1848, appelé parfois « pain blanc ». La deuxième qualité, d'abord dénommée « pain miche », deviendra en 1835 « pain Cô », ancienne expression qui n'est peut-être que l'abréviation de « commun ». La qualité inférieure, qualifiée de « pain second », deviendra en 1835 « pain intermédiaire ». Une quatrième qualité n'apparaît qu'en une seule occurrence, en 1838, le « pain bis ».
De 1832 à 1835, les prix sont indiqués en sols et en deniers et, par exemple, l'arrêté du 20 décembre 1834 indique encore :
-
Pain choine : 3 sols et 9 deniers
-
Pain miche : 2 sols et 6 deniers
-
Pain second : 2 sols.
En 1835, avec les changements de dénomination, on passe aux sous et deniers en précisant qu'il s'agit du prix à la livre. Exemple du 1er décembre 1835 :
-
Pain choine : 4 sous 3 deniers la livre
-
Pain Cô : 3 sous 3 deniers la livre
-
Pain intermédiaire : 2 sous 3 deniers la livre.
Cette livre est celle d'Ancien régime (qui ne fait pas tout à fait 500 grammes) comme semble bien l'indiquer le basculement au franc dans l'arrêté du 26 octobre 1838 qui précise :
-
Pain choine : 47 c ½ ou 4 sous 3 deniers à l'ancienne livre
-
Pain Cô : 37 c ½ ou 3 sous 3 deniers à l'ancienne livre
-
Pain intermédiaire : 32 c ½ ou 3 sous 3 deniers à l'ancienne livre
-
Pain bis : 22 c ½ ou 2 sous 2 deniers à l'ancienne livre.
Précisons qu'avec l'apparition des centimes, le prix est donné au kilogramme et que les équivalences sont parfois douteuses.
Curieusement, et c'est la seule occurrence, un arrêté du 28 mars 1841 donne un prix en sous et liards :
-
Pain choine : 37 c ½ ou 3 sous 3 liards
-
Pain Cô : 30 c ou 3 sous
-
Intermédiaire : 25 c ou 2 sous 2 liards13.
Document précieux sur l'évolution du prix du pain, la liste des arrêtés municipaux donne le prix le plus bas de la période le 13 mars 1841 où il est à 35 c le kg pour le pain choine. Il va par la suite monter régulièrement jusqu'à 50 c dans les six premiers mois de 1844. Il se stabilise autour de 45 c pendant plusieurs mois avant de repartir à la hausse à la fin 1845 jusqu'au sommet de 60 c en mars et juin 1847 au plus fort de la crise frumentaire. Dès la fin juin cependant le mouvement de baisse s'amorce avec la perspective d'une bonne récolte pour l'été, soit 57 c ½ le kg le 27 juin1847. Mi-1848, dans les débuts de la Seconde République, le pain aura retrouvé le prix de 1842, autour de 42 c le kg. Ajoutons qu'en juillet 1848, le pain choine disparaît, il ne reste plus qu'un pain de 1ère qualité dit Cô à 30 c le kg et un pain de 2ème qualité dit Intermédiaire à 25 c le kg.
L'épisode de 1846-1847 est la dernière grande crise frumentaire française. Elle est due à la conjonction d'une faiblesse insigne des récoltes de céréales en 1845 et surtout en 1846, de la maladie de la pomme de terre dont un tiers seulement de la production habituelle se montre propre à la consommation et, d'une façon générale, d'une chute de l'activité industrielle et commerciale14. On sait que la pénurie a généré des troubles, révoltes ou émeutes, comme on voudra, telle celle de Buzançais, en janvier 1847 dans l'Indre, souvent citée parce que la plus violente et qui se solda par deux meurtres et trois condamnations à mort15. Les archives municipales cénacaises ne recèlent aucune trace d'une quelconque agitation, ce qui ne signifie pas forcément que tout était pour le mieux. Le canton de Créon, comme l'ensemble de la Gironde, était structurellement déficitaire et donc importateur de grains. L'absence de troubles dans le département est-elle liée à cette situation ?
6. La Garde nationale
L'histoire de la Garde nationale est un peu une parente pauvre de l'historiographie française. A plus forte raison celle des gardes rurales, obscures et démunies, pour lesquelles les archives sont rares et fragmentaires. Une étude spécifique sera néanmoins ultérieurement consacré à la Garde nationale cénacaise. On mentionnera seulement ici la place de la Garde nationale dans la sociabilité villageoise. En effet, en principe, tous les Français de 20 à 60 ans étaient gardes nationaux et devaient régulièrement élire leur hiérarchie, officiers, sous-officiers et caporaux. En 1831, « cela pouvait représenter au total 5 700 000 électeurs potentiels, contre un million seulement de participants à la vie municipale et 167 000 électeurs à la Chambre desdéputés »16.
Ces élections donnent lieu à un brassage relativement important de la population villageoise masculine. Par comparaison, les élections municipales paraissent presque confidentielles ainsi qu'en témoigne le tableau ci-dessous :
Elections à la Garde nationale |
Elections municipales |
17 septembre 1837 87 électeurs 37 votants |
6 février 1834 44 électeurs 27 votants |
8 novembre 1840 93 électeurs 72 votants |
6 février 1840 52 électeurs 25 votants |
8 novembre 1846 142 électeurs 62 votants |
15 juin 1846 55 électeurs 30 votants |
Ces élections du commandement de la Garde nationale sont pleines d'enseignement tant par leur résultat que par leur déroulement. On n'en signalera que quelques uns. Il s'agit d'élire, dans le cas de Cénac, un capitaine, un lieutenant, deux sous-lieutenants, un sergent-major, un sergent-fourrier, une demi-douzaine de sergents et une douzaine de caporaux, plus, éventuellement, comme en 1834, une délégation pour participer à l'élection du Chef de Bataillon cantonal et du porte-drapeau à Cambes. Ce sont de vraies élections, les gardes nationaux, dont la liste a été dressée, se présentent « sans armes ni uniforme » (de toute façon ils n'en avaient guère) et, en 1834, par exemple,il faut trois tours pour que Auguste Barre soit élu capitaine. Pierre Dubourdieu est alors élu lieutenant, il sera élu capitaine dès le 1er tour en 1840 et 1846. La chaîne de commandement comprend 24 membres en 1834 et 1840, 32 en 1846 dont à chaque fois la moitié de caporaux. A vrai dire, au fil des tours de scrutin, il y a une déperdition d'électeurs et, en 1846 par exemple, il n'y a plus à la fin que 25 électeurs pour désigner 8 sergents et 16 caporaux.
On notera que les gardes nationaux qui sont en même temps électeurs censitaires restent minoritaires dans la hiérarchie de la Garde nationale. Les plus fort imposés sont également absents mais la plupart ne sont même pas gardes nationaux, soit pour une question de résidence, soit tout simplement pour une question d'âge. On pourrait enfin se poser la question de la légitimité des uns et des autres : le choix du capitaine de la Garde nationale repose sur un corps électoral nettement plus large que celui du Conseil municipal. D'un point de vue strictement démocratique, la représentativité du capitaine de la Garde nationale, issue d'un scrutin proprement populaire, n'est-elle pas alors supérieure à celle du maire ? La légitimité de celui-ci repose certes aussi sur des règles institutionnelles et il n'y a jamais vraiment eu de dualité des pouvoirs... Ajoutons qu'au fil des scrutins se constitue une petite élite d'officiers de la Garde nationale : Pierre Dubourdieu, Jean Montagne, Jean Nègre, Jean Thillac, plus tard Jean Videau, qui répond peut-être à la définition du mot élite par le Dictionnaire de l'Académie française : « Ensemble de ceux qui, dans un groupe, une société sont considérés comme les meilleurs »17. A moins ici de considérer l'expression « élite populaire » comme un oxymore !
Société archéologique du Créonnais, n°9, 2016.
1A-J Tudesq, « L'administration municipale dans le Sud-Ouest sous la monarchie de Juillet », Annales du Midi, 84, 1972.
2Cité par Bernard Lepetit, Chemins de terre et voies d'eau. Réseaux de transport et organisation de l'espace en France, 1740-1840, Editions de l'EHESS, 1984, dont je reprend ici les informations.
3
3Jean-Marc Constantin, « La route de Bordeaux à Saint-Macaire dans sa traversée du canton de Créon au XIXème siècle », SAHCC, n°6, mars 2000.
4
4Il s'agit probablement d'un bief alimentant le moulin.
5Sans doute est-ce ce qu'on appelle plus couramment un piquetage, ce qui consiste à établir ou rétablir un alignement ou un tracé en plantant des piquets.
6Les derniers vestiges en ont disparu récemment lors des travaux d'aménagement d'un bassin de rétention des eaux de la Pimpine, Avenue de Lamothe.
6
7Gérard Loustalet-Sens, « La municipalité de Cénac sous la Restauration et au début de la monarchie de Juillet (1815-1831) », SAHCC, 2010.
8Arch. dép. de la Gironde, 2 V 270.
12Nicolas Bourguignon, Les grains du désordre. L'Etat face aux violences frumentaires dans la première moitié du XIXème siècle, Editions de l'EHESS, 2002, p. 297.
12
13Rappelons que un sol (ou sou) valait 12 deniers et un liard un quart de sol.
15Philippe Vigier, la vie quotidienne en France et à Paris pendant les journées de 1848, Hachette, 1982, pp.35-53.
16Georges Carrot, La Garde nationale (1789-1870). Une force publique ambigüe. L'Harmattan, 2001, p. 257.
14
17Cité par Laurent Coste, « Les mots pour le dire : nommer les élites à l'époque moderne », dans Laurent Coste, Stéphane Minvielle, François-Charles Mougel (dir.), Le concept d'élite en Europe de l'Antiquité à nos jours, MSH Aquitaine, 2014, p. 108.
15