UN VILLAGE DE L'ENTRE-DEUX-MERS SOUS LA MONARCHIE DE JUILLET (II)
SOMMAIRE DE LA DEUXIEME PARTIE
Administration municipale et sociabilité villageoise
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La France rurale dans la première moitié du XIXème siècle
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Population
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Economie rurale
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Organisation sociale
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Agriculture
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Vie quotididienne
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La communauté rurale
1. Le budget
2. Les chemins publics
3. Le culte
4. L'instruction primaire
5. La taxe du pain
6. La garde nationale
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Eléments de sociabilité villageoise
1. Incidents de la vie quotidienne
2. Préservation de l'ordre public
Cette seconde partie ambitionne donc d'explorer la sociabilité villageoise cénacaise dans la période considérée. Importé de la sociologie, le concept de sociabilité est utilisé couramment en histoire sociale, socio-histoire , histoire culturelle... Il n'a cependant pas d'entrée dans le récent ouvrage de Delacroix et alii1. Dans l'introduction de l'ouvrage qu'il codirige avec Annie Antoine, Julian Mishi indique que « par sociabilité, on entend généralement la façon dont les hommes vivent leurs relations interpersonnelles et s'insèrent dans leurs divers entourages »2. Il souligne l'intérêt des études de village, « mobilisant des échelles spatiales plus fines et attentives à la vie sociale quotidienne ». On mentionnera ici la visibilité que peuvent donner à la vie quotidienne les activités et décisions municipales, avec cependant certains biais sur lesquels nous reviendrons. Enfin, dans le même ouvrage, Jérôme Laffargue distingue plusieurs formes de sociabilité : les sociabilités relatives au travail quotidien (pratiques autour de la vigne, de la forêt) ; les sociabilités relatives aux institutions (pratiques autour des services collectifs comme les prestations en nature pour l'entretien des chemins communaux, par exemple) ; les sociabilités relatives à la vie intime et festive (le cabaret, par exemple)3.
I. LA FRANCE RURALE DANS LA PREMIERE MOITIE DU XIXème SIECLE
Dans un premier temps, nous allons évoquer le contexte d'une France toujours très largement rurale dans cette période. Un outil essentiel sera ici l'enquête agricole de 1852 dont il nous faut dire quelques mots. Elle a été lancée par le duc de Persigny, ministre de l'Intérieur, de l'Agriculture et du Commerce du Prince-Président de la République Louis-Napoléon Bonaparte. Elle consiste en un questionnaire extrêmement détaillé que doivent compléter des commissions cantonales composées d'agents de l'administration nationale et locale, de notables locaux et de tous autres représentants des intérêts locaux4. Selon Emmanuel Leroy-Ladurie, ces commissions sont quasiment des sociétés savantes, 45 000 personnes y auraient collaboré, soit 1 Français sur 1 000 pour 130 jours de collecte d'informations5. Cela n'allait pas de soi, en raison, en particulier, de la crainte d'arrières-pensées fiscales prêtées au gouvernement. Michel Demonet penche plutôt pour des arrières-pensées politiques : quadriller l'ensemble du pays et gagner le soutien politique des campagnes en s'assurant la collaboration des notables. Certaines commissions semblent avoir fait de la résistance et Alp Yücel Kaya cite le sous-préfet de l'arrondissement de Lesparre déplorant la lenteur et la difficulté inexplicables du travail des commissions : « c'était à de très rares exceptions près à qui s'en occuperait le moins ; c'était à qui donnerait pour ainsi dire le plus de preuves de mauvaise volonté », le tout aboutissant à une sous-évaluation des productions et à une sur-évaluation des frais de culture6.
Il ne semble pas que cela ait été le cas de la commission cantonale de Créon. Sous la présidence du maire de Créon Legrix de Lasalle avec pour secrétaire Lafon, le questionnaire paraît avoir été rempli avec soin et conscience, de nombreux compléments et précisions ont été ajoutés à l'aide de ces papiers collés et repliés sur la page que l'on nomme becquets7. Nous puiserons donc abondamment dans cette archive que nous complèterons par l'impressionnante synthèse nationale effectuée par Michel Demonet (voir note 5). Précisons que les méthodes statistiques de l'époque n'étaient pas indigentes et que c'est moins le traitement que la collecte des données qui pouvaient poser problème. Signalons néanmoins que l'exploitation de cette enquête présente pour notre propos deux inconvénients : d'un point de vue diachronique, il y a un décalage de quelques années par rapport à la période qui nous intéresse, on peut cependant considérer que cette enquête rend compte de façon significative de la situation de la France rurale pour l'ensemble de la première moitié du XIXème siècle ; d'un point de vue synchronique, la commune de Cénac, pas plus que les autres, n'est directement citée dans l'enquête, il paraît toutefois fondé de juger que ce qui est vrai pour le canton l'est aussi pour l'ensemble des communes qui le composent.
1. Population
On l'a vu, cette première moitié du siècle est une période de croissance démographique en France et en Europe. Si, entre 1801 et 1851, elle est de 30% en France, la moyenne européenne est de 50% et, vers 1850, la France représente13,3% de la population européenne contre 15,7% en 18008. L'estimation la plus récente indique 32,8 millions de Français en 1831 et 35,4 millions en 1846 ; la population rurale est de 26 millions en 1830, ce qui représentait 63% de la population active9.Il faut préciser qu'est considérée comme rurale toute commune de moins de 2 000 habitants10.
La surpopulation rurale inquiète les économistes libéraux et, dès 1828, Jean-Baptiste Say recommande de faire des « épargnes plutôt que des enfants ». Effectivement, le taux de natalité va baisser au cours du demi-siècle de 31,5 à 27,5%, le taux de mortalité diminuant également de 26 à 23%11. Au milieu du siècle, la France va entrer, la première en Europe, dans une phase de malthusianisme avec une chute de la fécondité par limitation volontaire des naissances (mariage tardif, coïtus interruptus)12. En ce qui concerne la nuptialité, le taux d'endogamie est très élevé chez les exploitants agricoles (71%), moins chez les travailleurs agricoles (38%) dont la distance sociale avec les exploitants est néanmoins maximale : « il y a donc à la campagne deux mondes qui communiquent mal : celui des paysans indépendants (qui doit se confondre plus ou moins avec celui des possédants) et celui du prolétariat rural »13
La Gironde est un département de forte densité : 90 habitants par kilomètre carré de surface imposable14. La population de la Gironde rurale s'accroît nettement jusqu'en 1866 alors que Bordeaux stagne jusqu'en 1852, se développe rapidement de 1841 à 1846 puis se stabilise en 1846-185115. La mortalité infantile à Bordeaux, pour 1834-1843, est de 17,27% du nombre global de décès et 14,74% des naissances, compte non tenu des nombreuses mises en nourrice à l'extérieur de Bordeaux (comme pour toutes les grandes villes) dues aux enfants illégitimes abandonnés que des « meneuses » recrutaient contre argent comptant auprès des « filles-mères ». Sans parler des enfants abandonnés au « tour », généralement destinés à devenir servantes ou domestiques dans les campagnes. Pierre Guillaume note cependant qu'il y a peu de mises en nourrice dans l'Entre-deux- mers, contrairement au nord du département. Le pic de mortalité infantile était en août, surtout par diarrhées, Bordeaux étant en outre, rappelle P. Guillaume, réputée ville malsaine et insalubre où sévit la typhoïde.
Le recensement de 1831, certifié par le maire Jean-Jacques Pujol le 28 mai, dote la commune de Cénac de 447 habitants, soit 103 garçons, 87 filles, 110 hommes mariés, 110 femmes mariées, 8 veufs, 27 veuves et 2 militaires aux armées16. Cette population va augmenter régulièrement jusqu'en 1886. Les recensements officiels suivants, alors appelés « dénombrements », donneront les résultats
ci-dessous :
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1886 : 814 hab. (208 maisons et 230 ménages) ;
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1891 : 714 hab. (dont 3 « non-classés » et 8 étrangers, 189 maisons et 209 ménages) ;
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1896 : 732 hab. (dont 5 étrangers, 377 hommes et 355 femmes) ;
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1901 : 654 hab. (dont 216 hommes et 188 femmes).
A la fin du mois de janvier, le maire est tenu d' envoyer au préfet un récapitulatif de l'état-civil de l'année précédente. Les mariages y sont soigneusement répertoriés en mariages entre garçon et fille, garçon et veuve, veuf et fille, veuf et veuve, les trois dernières occurrences étant à vrai dire quasiment inexistantes. Pour la période 1834-1852, on compte en moyenne, à Cénac, 4,3 mariages par an. Etonnamment, dans ce même intervalle de 19 ans, naissances et décès s'équilibrent : 170 contre 190, soit une moyenne de 8,9 naissances et 10 décès par an17. On sait cependant que la population cénacaise s'est notablement accrue, au moins dans la période 1831-1843, d'une cinquantaine d'individus. Cet accroissement ne peut donc venir que d'un apport extérieur dont l'origine resterait à déterminer. On notera également l'importance de la mortalité infantile, le plus souvent à quelques mois ou 1 à 2 ans, rarement vers 7, 8 ou 9 ans, et quelques « morts-nés ». Il y a 37 décès de cette sorte en 19 ans, soit 1,9 par an. Cela représente tout de même 21,7% des naissances et 19,4% des décès. Un sur cinq ! Certes il s'agit d'un progrès par rapport à l'épouvantable période 1812-1817 (il manque 1814) où plus de la moitié des décès relève de la mortalité infantile : 20 sur 37 et 42% des naissances...
2. Economie rurale
La « petite exploitation rurale triomphante », selon la formule de Jean-Luc Mayaud, est la caractéristique essentielle de la ruralité dans cette période historique. La petite exploitation familiale apparaît comme un véritable « idéal social »18. Par ailleurs, la propriété foncière jouit d'un grand prestige auprès des plus aisés et on a souligné le « rôle identitaire du patrimoine foncier dans les représentations mentales des élites sociales de la France contemporaine »19. Selon Hubscher et Farcy, l'historiographie elle-même aurait privilégié un monde rural homogène sur le mode du paysan exploitant familial20.
Cet idéal de petit propriétaire entraîne, en particulier entre 1800 et 1848, un fort morcellement de la propriété rurale par succession, héritage, mariage21. L'autoconsommation caractérise la petite exploitation familiale ce qui va entraîner une certaine résistance face à l'agriculture capitaliste qui implique l'abandon de la polyculture et la limitation de l'autoconsommation, sauf dans le Bassin Parisien et le Bordelais viticole22. On sait comment, dans le Bordelais, un système d'alliances sophistiqué a restreint le pouvoir économique et politique à 20 à 25 familles23. Cependant, même en Gironde, on relève, en 1851, 200 000 cotes foncières pour 963 000 hectares, ce qui constitue moins de 5 hectares par propriété24. Les situations pouvaient néanmoins être diverses et, dans le Créonnais, Philippe Roudié cite Madirac et Saint-Genès-de-Lombaud, par exemple, où 90 paysans possédaient chacun un demi-hecta re et où 19 propriétaires étaient chacun à la tête en moyenne d'une trentaine d'hectares ; 180 personnes possédant les 755 hectares des deux communes, cela faisait bien une moyenne de 4 hectares ! On voit les limites des moyennes... Il reste que, selon Annie Moulin, S'il faut au milieu du siècle, en général, 10 hectares pour assurer une autonomie économique, 4 hectares suffisent pour la viticulture25.
La parcellisation de la propriété rurale se traduit dans l'évolution du nombre des cotes foncières : d'un peu plus de 10 millions en 1826 (soit 6 à 6,5 millions de propriétaires) on passe à11,5 millions en 1842 (soit 7,5 millions de propriétaires)26. La petite propriété apparaît avec près de 80% des cotes inférieures à 20 francs, soit :
- 1826 : 8,02 millions de cotes inférieures à 20 francs, 77,9% des cotes
- 1835 : 8,47 ------------------------------------------------, 77,7% -----------
- 1842 : 8,87 ------------------------------------------------, 77% -------------
- 1858 : 10,05 -----------------------------------------------, 79,6% ----------27
En 1826, les propriétés à plus de 1 000 francs de cote foncière représentent 0,13% du total. Ainsi que le rappelle Michel Figeac, ces grandes propriétés seront souvent le lieu d'expériences et de progrès économiques lorsque, en 1830, les notables légitimistes se replieront sur leurs terres28 comme Maccarthy à Cénac au Château Lamothe. On distingue ainsi classiquement la moyenne propriété où l'on recourt à la main-d'oeuvre familiale de la grande propriété qui recourt à une main-d'oeuvre de salariés agricoles et de la petite propriété où le propriétaire doit rechercher des ressources complémentaires à l'extérieur de son exploitation en se louant généralement comme journalier
Nationalement, l'enquête de 1852 répertorie « Exploitants », au nombre de 5 359 704 et « Salariés agricoles » au nombre de 6 227 40829. On remarquera l'invraisemblable précision des chiffres ! Ces deux grandes catégories se subdivisent elles-mêmes, de manière tout aussi précise en
- Exploitants : 2 072 433 propriétaires ne travaillant que pour eux-mêmes
1 078 107 exploitants non-propriétaires (fermiers, métayers,régisseurs, maîtres valets)
2 209 164 propriétaires cultivateurs travaillant aussi pour autrui et journaliers propriétaires ;
- Salariés : 785 816 journaliers propriétaires
2 929 100 journaliers non propriétaires
1 576 000 journaliers occasionnels
1 902 251 domestiques
Ainsi que le remarque Emmanuel Leroy-Ladurie, face aux 3 150 000 exploitants proprement dits, cela fait presque 2 salariés par exploitation (avec, naturellement, d'énormes disparités), c'est dire l'importance du « prolétariat rural ». La Gironde est l'un des départements où il y a le plus grand nombre de journées de travail salarié par hectare : 5 975 pour 100 ha, et la plus forte proportion de journaliers et de domestiques, caractéristique évidemment liée au vignoble. Leroy-Ladurie signale enfin la part de chaque revenu (salaires, rente, profit) dans les recettes globales : les salaires correspondraient à 35% de la valeur ajoutée nette, le reste (65%) allant aux exploitants et aux propriétaires30.
En ce qui concerne le canton de Créon, l'enquête de 1852 établit la distribution des terres de la façon suivante
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386 propriétaires ayant des terres dans le canton sans y demeurer (quelques uns cumulant des propriétés dans plusieurs communes) ;
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511 propriétaires demeurant dans le canton sans cultiver eux-mêmes ;
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606 propriétaires ne cultivant que pour eux-mêmes ;
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906 propriétaires cultivant pour eux-mêmes et pour autrui (comme journaliers) ;
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38 fermiers (payant un fermage fixe en argent) ;
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449 métayers ou colons (donnant au propriétaire une part des produits) ;
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52 maîtres-valets (pour le compte du propriétaire) ;
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18 régisseurs.
Ces chiffres appellent plusieurs observations :
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le nombre de petits propriétaires conduits à trouver des resssources en dehors de leur exploitation est important (30%) alors que les propriétaires ne cultivant que pour eux-mêmes (l'exploitation familiale stricto sensu) sont 20% ; hors, ces deux catégories sont équivalentes sur le plan national ;
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le nombre de métayers dont on sait que le statut est plus contraignant que celui de fermier est élevé (15%) ; hors, sur le plan national, il y a deux fois plus de fermiers que de métayers ;
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le cumul des propriétaires ne demeurant pas dans le canton (13%) et des propriétaires ne cultivant pas eux-mêmes (17%) donne un pourcentage de 30% de non-paysans31
Pour ce qui est de la superficie des exploitations, les disparités constatées au plan national sont accentuées dans le canton de Créon (comme en Gironde), soit en nombre d'exploitations :
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moins de 5 ha 1611
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de 5 à 10 ha 388
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de 10 à 20 ha 173
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de 20à 50 ha 121
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de 50 à 100 ha 68
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plus de 100 ha 8
En pourcentage, les exploitations de moins de 5 ha sont 68% (47% au plan national), celles de moins de 10 ha, 84% (67% au plan national). Les exploitations de plus de 100 ha représentent 0,3% (1,81% au plan national).
L'utilisation des sols comporte 4 catégories : vignes, terres labourables, forêts, prés. Le nombre de parcelles dédiées à chacune donne, sans surprise, l'avantage à la vigne, soit en nombre de parcelles :
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vigne 12 200
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terre labourable 10 305
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forêt 4 940
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pré 3 285
… et 2869 jardins et vergers.
On notera que la totalité du sol est privatisée et, par exemple, une statistique de 1837 créditait le canton de 600 ha de bois possédés par les particuliers (donc 0 ha de bois domaniaux, 0 ha de communaux) d'où étaient tirées 12 000 stères32.
Enfin la valeur vénale des terres comportait 3 classes pour chaque catégorie selon le tableau suivant (en francs à l'hectare) :
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1ère classe |
2ème classe |
3ème classe |
Terres labourables |
2400 |
1200 |
600 |
Prés naturels |
3000 |
1500 |
950 |
Vigne |
3000 |
1500 |
950 |
Forêt |
Haute futaie 750 |
Taillis sans futaie 750 |
Taillis simple 600 |
3. Organisation sociale
Pour Gabriel Désert, il est impossible de chiffrer avec précision le nombre des véritables agriculteurs au milieu du XIXème siècle. Il y a, par exemple, des écarts non négligeables entre le dénombrement de 1851 et l'enquête de 185233. Pour une population rurale de 26 millions, il estime à 14,3 millions la population active agricole, chiffre repris par Annie Moulin34. On peut distinguer dans la population rurale une hiérarchie comportant à son sommet notables et grands propriétaires, riches bourgeois et aristocrates confondus sous l'emblème de la richesse foncière et patrimoniale35. Les motivations peuvent différer : retour à la terre pour des aristocrates légitimistes politiquement vaincus, accès au prestige de la propriété foncière et découverte des joies simples bien qu'intermittentes de la vie rurale, voire de l'agronomie, pour des bourgeois aisés36. Une autre catégorie est celle de propriétaires le plus souvent cossus mais qui ne travaillent pas la terre : notaires, avocats, médecins, pharmaciens, vétérinaires... Jean-Claude Caron mentionne ensuite une sorte de « classe moyenne » constituée de cultivateurs propriétaires et de paysans artisans (ces derniers seront toujours 12 à 15 à Cénac). En bas de l'échelle, bien sûr, on trouve les paysans sans terre, journaliers et manouvriers, salariés agricoles, eux-mêmes hiérarchisés du premier valet de ferme au simple commis. Le recensement de 1851 désignera officiellement « cinq classes de « cultivateurs »37 : les « propriétaires-cultivateurs », les « fermiers », les « métayers ou colons », les « journaliers », les « domestiques attachés à l'exploitation »38
Les relations entre maîtres d'une part et journaliers et domestiques d'autre part sont largement codifiés par l'usage, le Code civil de 1804 ne leur consacrant que deux brefs articles dont l'un réserve au maître d'être cru sur parole en ce qui concerne le paiement des gages39. Le journalier est affecté à une très grande variété de travaux, l'unité de salaire est la journée indépendamment de la quantité de travail fourni, la brièveté et la précarité de l'engagement sont la règle. Le tacheron, comme son nom l'indique, est payé à la tâche. Le domestique est soumis et subordonné à la volonté du maître, il lui doit tout son temps pour les travaux commandés. Les contrats sont verbaux et presque toujours tacites, ne reposant que sur la bonne volonté des uns et des autres. En outre, si valets et servantes disposent généralement d'un dimanche sur deux pour eux-mêmes, le maître se doit de surveiller l'accomplissement des devoirs religieux de ses domestiques car « dans la vision des notables, la position de supérieur implique des devoirs à l'égard des inférieurs, mais ces devoirs librement consentis ne confèrent aucunement des droits aux humbles qui sortiraient alors du cadre de la hiérarchie morale qui double la hiérarchie sociale »40. Chez les serviteurs eux-mêmes une hiérarchie s'instaure en fonction de la responsabilité, du montant des gages, de l'âge et du sexe, ce qui renvoie tout en bas de l'échelle servantes et petits valets.
Ceci nous amène à dire un mot de la jeunesse rurale à partir d'un excellent ouvrage de Jean-Claude Farcy41. Celui-ci estime à 4 millions le nombre de jeunes ruraux (15-24 ans) au milieu du XIXème siècle. Ils constituent pour l'exploitation familiale, au moins jusqu'à leur mariage, une main d'oeuvre indispensable. Les filles, dès leur plus jeune âge, mènent les volailles le long des chemins. L'obéissance aux parents est stricte, le vouvoiement de rigueur, la châtiment corporel courant. Le décès souvent prématuré du père ou de la mère hâte le passage obligé par la domesticité (berger, servante, petit valet pour les plus jeunes). Un rural sur quatre, au moins, a passé une grande partie de sa jeunesse chez les autres comme domestique, le prototype en étant la servante de ferme, « concentré de toutes les oppressions dans la France rurale » (Jean-Claude Farcy) et objet désigné sinon résigné de toutes les formes de harcèlement. A 12-13 ans, la première communion et la fin de la scolarité marquent la sortie de l'enfance et la mise au travail. L'endogamie sociale et l'homogamie géographique, on l' a dit, sont fortes. Les mariages sont souvent arrangés, la chasteté des filles est fondamentale et la grossesse illégitime une obssession qui dicte un contrôle par toute la communauté et, bien sûr, le curé, enseignant un culte marial censé exalter la virginité et débouchant, en 1854, sur le dogme de l'Immaculée Conception. Les jeunes gens se rencontrent au retour des champs, à la corvée d'eau, dans les foires et aux veillées. La déclaration se fait par bourrades, les attouchements sont permis tout au long d'interminables fiançailles et l'on sait que le mariage tardif (25,5 ans pour les femmes et 28,3 ans pour les hommes) est une forme de régulation des naissances.
En ce qui concerne le Créonnais, l'enquête de 1851 dénombre 702 journaliers dans le canton sans préciser leur situation (journaliers sans terre ou micropropriétaires...) mais en les classant selon le sexe et le statut matrimonial :
Tableau 3.1 – Répartition des journaliers
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Hommes |
Femmes |
Célibataires |
83 |
57 |
Mariés |
333 |
229 |
Il est précisé que les journaliers mariés ont 181 personnes à charge (vieillards, enfants).
Le journalier, s'il est payé à la journée, ne travaille cependant pas tous les jours. La commission cantonale estime le nombre de journées de travail à :
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Hommes 250
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Femmes 150
-
Enfants 150
On notera l'étonnante clôture de la communauté de travail créonnaise, la commission notant qu'aucun ouvrier « n'émigre périodiquement pour aller chercher du travail » et qu'aucun ouvrier n'est « venu du dehors pour les moissons ou les vendanges ».
Pour ce qui est des rémunérations, l'enquête évalue de la façon suivante le « salaire habituel par jour » :
Tableau 3.2 – Salaire des journaliers
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Nourri |
Non nourri |
Homme |
1 franc |
1,50 fr. |
Femme |
0 40 fr. |
0,75 fr. |
Enfant |
0,30 fr. |
0,60 fr. |
On peut ici risquer une comparaison avec 1843 où F. Jouannet relève que l' « ouvrier cultivateur » gagne 10 sous par jour ou 15 francs par mois depuis le mois de mars jusqu'à la fin septembre ; si c'est une femme, elle ne gagne guère que la moitié, 8 francs par mois, la nourriture de l'un et de l'autre étant à la charge des propriétaires42
L'enquête de 1852 indique également le montant annuel des gages d'un valet de ferme et d'une servante :
Tableau 3.3 – Gages (annuels) des domestiques
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maximum |
moyenne |
minimum |
Valet de ferme |
200 francs |
180 fr. |
150 fr. |
Servante |
120 fr. |
100 fr. |
80 fr. |
Il est en outre précisé que ces gages sont entièrement en argent et rien en nature et que les « ouvriers » n'exercent aucune « industrie accessoire ».
4. Agriculture
On ne s'étonnera pas ici de la prépondérance de la culture de la vigne dans le canton de Créon. En 1852, elle occupait 6 449 ha contre 2 736 ha pour le froment. Cette proportion est presque exactement l'inverse de la répartition nationale d'alors : vigne, 2 191 000 ha ; froment, 6 985 000 ha. Il ne s'agit cependant en aucune façon de monoculture et F. Jouannet signale l'importance du froment qui domine même dans certaines communes et celle du bois dont le canton est exportateur. F. Jouannet regroupe, avec les mêmes caractéristiques, les cinq communes « qui touchent aux communes riveraines de la Garonne sans pénétrer dans la vallée » : Carignan, Cénac, Lignan, Pompignac et Saint-Caprais. De même que Carignan, Cénac est décrit comme une plaine haute entourée de coteaux entre lesquels coulent de petits affluents de la Pimpine. Le sol est généralement assez peu fertile. On y cultive le froment mais pas assez pour les besoins. Le vignoble est en « joalles » et presque toujours en blanc43. Il y a peu de prairies et beaucoup de taillis. Les produits du bois et de la vigne s'exportent à Bordeaux.
Les chiffres de l'enquête de 1852 semblent parfois douteux. La récolte d'une année ordinaire est évaluée pour le canton à 88 222 hl pour le rouge et exactement la même quantité pour le blanc (!). La récolte de 1852 est de 44 111 hl pour le rouge et 58 814 hl pour le blanc mais c'est au total 122 892 hl qui auraient été exportés... Sans doute s'agit-il de l'année précédente. Par contre le nombre de 3 500 pieds de vigne par hectare est plausible. Il est, par exemple, le même que celui du canton de Fronsac. Par comparaison, les cantons de Bourg ou de Cadillac comptaient 5 500 pieds par hectare. Les pertes causées causées par les insectes, les maladies et surtout la grêle sont estimées à près de 500 000 francs et les frais de culture à 125 fr. par hectare de vigne. Le prix moyen est alors de 16 fr. l'hectolitre non logé pour le rouge et 6,10 fr. pour le blanc. Notons que 22 055 hl -ce qui paraît beaucoup- seraient alors convertis en eau-de-vie... En fait les vins de l'Entre-deux-mers ne valaient guère plus que les « petits vins » à 100-120 fr. le tonneau mais ceux des environs de Cadillac ou de Langoiran, comme ceux de Graves, pouvaient atteindre jusqu'à 300 fr., sans parler des « ténors du Médoc » à 2 500 fr.44.
Les travaux se font à la main, la taille à la serpe et les labours à la pioche. On compte néanmoins 1456 araires dans le canton en 1852 mais pas la moindre charrue à avant-train. Les animaux de trait sont quasi exclusivement des bovins ( 1206 bœufs et 290 vaches) et seulement 20 chevaux. Le prix d'une journée d'attelage (y compris le salaire du conducteur et l'usage du chariot) est de 12 fr. pour deux chevaux et 7 fr. pour deux bœufs. Jouannet donne une liste d'instruments aratoires : la bêche ordinaire, la pelle à manche cloué et recourbé, diverses sortes de houes, houe simple, à lame de bêche, à deux ou trois dents, à large fer, le hoyau bifurqué , le rateau commun, le pic, le grand pic, la marre, la fourche, la herse mais dont l'emploi « n'est même pas général ». En ce qui concerne le transport, Jouannet note, pour 1843, l'existence de la charrette à simple timon, du tombereau, de la civette, de la brouette. D'après l'enquête de 1852, il n'y a dans tout le canton que trois chariots à quatre roues mais 1177 chariots à deux roues. Pour la vigne, on utilise la baste de 24 litres pour le transport des raisins pendant le temps des vendanges, la douille pour le transport de la vendange au cuvier (15 à 16 bastes), la comporte qui est un baquet traversé d'un bâton reposant sur les épaules de deux hommes pour le transport du moût à verser dans la cuve.
Les ennemis de la vigne sont alors le straon qui suce la sève, le coupe-bourgeon (comme son nom l'indique), le ver blanc (larve du hanneton), diverses sortes d'escargots (sur lesquels on lance parfois des canards affamés). En ce qui concerne les amendements, en 1843, on se plaint de l'insuffisance du fumier dans l'Entre-deux-mers. Reste un peu de crottin (cheval, brebis) la colombine ou fiente de pigeon et la poudrette, « à l'odeur infecte », constituée d'excréments humains sous forme pulvérulente.
En 1852, la superficie du canton est évaluée à 20 764 hectares (740 ha pour Cénac, en 1843, selon F. Jouannet) dont 5 946 ha de terres labourables (vigne non comprise). Outre les 6 449 ha de vigne et les 2 736 ha de froment, on compte 3 811 ha de forêts (châtaigniers et pins), 1790 ha de prairies naturelles et 1 190 ha de paturages, landes et bruyères. Les cultures autres que la vigne et les céréales occupent modestement 690 ha et les prairies artificielles encore plus modestement 149 ha. Il y a 2 134 ha de jachère par assolement biennal. On évalue même l'espace occupé par les routes, chemins, cours d'eau, superficies bâties (jardins compris) à 1 598 ha.
A part un peu de seigle et d'avoine, le froment est la seule céréale cultivée. Une année ordinaire produit 27 360 hl de de grains et 38 304 quintaux de paille, production inférieure à la consommation du canton (62 716 hl de grains, 45 964 q de paille). Le rendement serait de 10 hl à l'ha : on voit bien l'approximation, 2 736 ha------27 360 hl ! Il y a 10% de pertes par la grêle, le vent et la pluie (au moment de la moisson). Il faut 20 journées d'homme pour labourer, ensemencer, moissonner 1 ha de froment ; en ajoutant femmes, enfants et attelages, la culture d'un hectare de froment revient à 190,60 fr. Les autres cultures sont :
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la pomme de terre, sur 392 ha, dont la production est de 19 600 hl en année ordinaire mais, en 1852, une perte de 13 720 hl est signalée ;
-
les racines et légumes divers, sur 128 ha, (choux, pois et haricots divers, carottes, navets, rutabagas, raves, topinambours) dont la commission note que « la généralité des familles ne cultive ces légumes que comme jardinage pour la consommation et non pour la vente » ;
-
les légumes secs (haricots, pois, vesces, lentilles), sur 150 ha, pour une production de 1350 hl.
A noter que les jardins potagers occupent 291 ha et les jardins d'agrément 66 ha.
Engrais et amendements ont peu évolué en 10 ans. La colombine est remplacée par le guano dont on utilise 1391 quintaux. La poudrette représente encore 818 quintaux mais la commission remarque que l'usage en diminue car elle est « fraudée », mélangée à du sable des Landes ou du marais. Il faut également acheter 3 000 q d'engrais d'étable. Plâtre ou marne sont ignorées, quant aux cendres, les
chaufourniers se les gardent pour leurs propres prairies.
L'enquête répertorie comme cultures arborescentes 357 ha de châtaigneraies, 933 ha de chênes et 15 ha de résineux (sur 2433 ha de haute futaie). La commission note que « on ne récolte que très peu de châtaignes dans le pays ». C'est la viticulture qui utilise « échalas et cercles à barrique que l'on coupe tous les 5 ans ». Autrement, indique toujours la commission, « le bois est utilisé comme produit à brûler. Il y a très peu de bois d'oeuvre sinon au fur et à mesure des besoins pour les instruments agricoles et les pièces de construction ».
De longs développements sont consacrés aux animaux alors que l'élevage, en tant que tel, n'est pas vraiment une activité essentielle dans le canton. Mais le questionnaire le veut ainsi. Il s'intéresse d'abord aux chevaux : il y aurait alors dans le canton 402 hongres et poulains de plus de 3 ans et 225 juments et pouliches de plus de 3 ans. On notera la hiérarchie des prix :
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un cheval de selle de 4 à 5 ans coûte 5 à 600 francs ;
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une jument poulinière, 400 fr. :
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un cheval de trait de qualité moyenne, 300 fr. ;
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un poulain d'un an, 120 fr. ;
-
un âne ne coûte que 60 fr. contre 300 fr. pour un mulet.
Il y a quelques pertes annuelles, mais, comme le note la commission avec à propos, « il ne meurt plus de chevaux de vieillesse dans le canton. Lorsqu'ils sont tout à fait impropres au service on trouve facilement à s'en défaire pour les marais à sangsues nouvellement établis dans le voisinage »45.
Les « bêtes à cornes » comptent 12 taureaux, 1 206 bœufs et 891 vaches. Il nait dans le canton 586 veaux mais il faut en introduire 490. Une vache donne, jusqu'à l'âge où on l'abat, 8 veaux. La race dominante est la Garonnaise (pour le travail), la Bretonne est employée pour le lait. Une vache donne annuellement 200 litres de lait, le prix du litre est 0,10 francs et il faut 12 litres pour 1 kg de beurre lequel coûte 2,50 fr. Le prix le plus élevé d'un bovin est 400 fr. pour un bœuf engraissé, un bœuf de travail coûte 300 fr. Un taureau coûte 150 fr. et un veau de boucherie 50 fr. Le prix d'une vache de travail est le double de celui d'une vache laitière :
Tableau 4.1 – Prix d'une vache
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Vache de travail |
Vache laitière |
Pleine |
250 fr. |
125 fr. |
Ordinaire |
200 fr. |
90 fr. |
Les autres animaux considérés sont les ovins et les porcins. Aucun bouc, chèvre ou chevreau n'est signalé. Les volailles n'apparaissent que dans la rubrique consommation. Les ovins, dénommés ici « bêtes à laine » se répartissent de la façon suivante :
Tableau 4.2 – Répartition des ovins
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« Race commune » |
« Race perfectionnée » |
Béliers |
61 |
19 mérinos |
Moutons |
100 |
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Brebis |
2574 |
840 |
Agneaux |
1287 |
672 |
L'avantage de la « race perfectionnée » est de donner 1 900 kg de laine par tête contre 750 pour la « race commune ». Ces animaux sont élevés d'abord pour la laine, on distingue la laine fine à 1,80 fr. le kg de la laine commune à 1,50 fr. le kg. Les ovins sont parmi les animaux les moins cotés : 38 fr. un mouton en vie, 30 fr. une brebis, 8 fr. un agneau.
Quant aux porcs, la commission signale qu'on ne les produit alors que très exceptionnellement dans le canton. Ils sont achetés âgés de 3 à 5 ans au prix de 20 à 30 fr. ; on les tue environ un an plus tard, abattus, ils ont alors acquis une valeur de 120 fr. (100 fr. en vie), soit 1 fr. le kg de poids net. Au moment des salaisons une quantité supplémentaire est achetée, principalement du Périgord.
Pour l'anecdote, on remarquera l'absence totale de ruches dans le canton et le recensement de 893 chiens répartis ainsi :
-
Chiens de chasse 241
-
,, de luxe 110
-
,, de bergers et de bouchers 113
-
,, d'aveugle 0
-
,, de garde dans les maisons et fermes isolées 429
-
Vie quotidienne
les informations sur la vie quotidienne sont fragmentaires et lacunaires, par exemple, l'enquête de 1852 ne dit rien de l'habitat de la population rurale ni du vêtement. Le domaine de l'alimentation est par contre assez bien documenté et nous nous en tiendrons seulement ici à cet aspect (important) de la vie quotidienne.
Région viticole, la Gironde est parmi les plus riches de France. En effet, « la vigne constitue l'activité agricole la plus rentable, celle qui dégage le plus de valeur ajoutée et la plus grande quantité de produits consommables à l'hectare »46. Ceci explique que les comportements alimentaires dans ce département -et donc dans le Créonnais- diffèrent sensiblement de la moyenne nationale. On considère que les campagnes françaises du XIXème siècle pratiquent toujours une autoconsommation systématique. Un auteur comme Michel Vanderpoten conteste que le pain de froment ait été alors généralisé, le mode de consommation principal des farineux étant la cuisson en bouillie, galettes et crêpes47. Il insiste également sur la rareté de la consommation quotidienne de viande constituée surtout de porc. D'après l'enquête de 1852, pour les journaliers, en moyenne nationale, la nourriture constitue les 2/3 des dépenses, le pain représentant 42% du total (et 64% des dépenses de nourriture). La consommation de viande est modeste : 150 grammes par jour pour une famille d'ouvriers agricoles de 5 personnes (la moyenne nationale est alors de 75 g par personne et par jour). Il en est de même pour le lait : 147 litres par an pour une famille de journaliers de 5 personnes, soit un demi-litre par jour (pour 5 personnes!). La consommation alimentaire quotidienne d'une famille moyenne de journaliers se présente donc ainsi :
-
2,7 kg de farine
-
60 cl de vin
-
un demi-litre de lait
-
150 g de viande
-
1,5 kg de pommes de terre.
En estimation individuelle, on peut remarquer qu'un journalier consomme autant de farine que la moyenne nationale, la différence se fait sur les autres aliments :
Tableau 5.1- Ration alimentaire quotidienne
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Journalier |
Moyenne nationale |
Farine |
540 g |
560 g |
Viande |
30 g |
70 g |
Lait |
0,15 l |
0,44 l |
Boisson |
0,12 l (en équivalent vin) |
0,31 l (idem) |
Ce qui confirme que si la consommation de pain est sensiblement la même, elle n'a pas la même importance relative dans les deux types de consommation.
On l'a dit, les choses, pour la Gironde, se présentent différemment. Bien que généralement plus chers, les produits alimentaires présentent une consommation diversifiée. Celle-ci est présentée dans l'enquête sous forme de coûts. Les dépenses habituelles (annuelles) d'un journalier célibataire du canton de Créon sont estimées à
-
36 fr. pour le logement
-
219 fr. pour la nourriture
-
40 fr. pour l'habillement.
Soit un total de 295 fr. Nous avons vu qu'un journalier gagnait, dans le canton, 1,50 fr. par jour non-nourri pour 250 jours de travail dans l'année, soit 375 fr. La différence, 80 fr., n'est pas négligeable même si le calcul est très approximatif. En tout cas, l'enquête comporte ici une question économico-morale instructive : « Fait-il (le journalier célibataire) des économies et à combien peut-on en évaluer le chiffre par année, » Réponse de la commission : zéro !
Dernière estimation, les dépenses habituelles (annuelles) d'un famille moyenne de journaliers de 5 personnes, toujours dans le Créonnais :
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pour le logement 60 fr.
-
,, le pain 40 fr.
-
,, les légumes 24 fr.
-
,, la viande 120 fr.
-
,, le lait ? (l'archive est ici incertaine)
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,, le vin 90 fr.
-
,, le sel 6 fr.
-
,, l'habillement 120 fr.
-
,, le chauffage 15 fr.
-
,, l'impôt 9 fr.
-
autres dépenses 10 fr.
13
Sans compter le lait, la nourriture représente les trois-quarts des dépenses. On remarquera cependant que le pain est loin de représenter les 62% des dépenses de nourriture qui sont la moyenne nationale. On dispose même de plusieurs sortes de pain et le boulanger de Cénac vend par exemple :
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du pain blanc « choine » à 37,7 centimes le kg (ou 3 sous 3 liards)
-
du pain « commun » à 30 centimes le kg (ou 3 sous)
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du pain « intermédiaire » à 25 centimes le kg (ou 2 sous 2 liards) ;
les prix indiqués ici étant ceux fixés le 28 mars 1841.
Les dépenses totales sont donc de 494 fr. Un journalier homme du canton peut percevoir 375 fr. Si la mère de famille travaille, elle peut rapporter, à 0,75 fr. non-nourrie pour 150 jours de travail en moyenne annuelle, 112,50 fr. Soit un total de salaires de 487,50 fr. Un ou plusieurs enfants peuvent également travailler à 0,60 fr. par jour pendant 150 jours... La même question que précédemment est posée sur le montant des économies réalisées (ici par la famille). La réponse de la commission est identique : zéro !
Ah, l'incurable et fatale imprévoyance des pauvres pouvait-on gémir ou s'indigner dans les cercles éclairés d'une bourgeoisie florissante !
(à suivre)
Société archéologique et historique du canton de Créon, n°8, 2014.
14
1C. Delacroix, F. Dosse, P. Garcia et N. Offenstadt (dir.), Historiographie. Concepts et débats, Folio Histoire, Gallimard, 2010.
2Annie Antoine et Julian Mishi (dir.), Sociabilité et politique en milieu rural, Presses universitaires de Rennes, 2008.
3Jérôme Laffargue, « Entre la ruse et l'impuissance : les paysans face à la règle de droit au XIXème siècle », dans Annie Antoine et Julian Mishi, ouvr. cité
1
4Alp Yücel Kaya, « Les conciliateurs de l'enquête de 1852 : les juges de paix dans les commissions cantonales des statistiques », dans Annie Antoine et Julian Mishi, ouvr. cité
5Emmanuel Leroy-Ladurie, préface à Michel Demonet, Tableau de l'Agriculture française au milieu du XIXème siècle. L'enquête de 1852, Editions de l'EHESS, 1990.
6Alp Yücel Kaya, ouvr. cité, p. 103.
7Arch. départ. de la Gironde, 6 M 1405.
8Jean-Claude Caron, La France de 1815 à 1848, Armand Colin, 1993.
9Gabriel de Broglie, La monarchie de Juillet. 1830-1848, Fayard, 2011.
11Jean-Claude Caron, ouvr. cité.
12Jacques Dupâquier (dir), Histoire de la population française, 3. De 1789 à 1914, Quadrige, PUF, 1995.
13Jacques Dupâquier et Denis Kessler (dir.), La société française au XIXème siècle, Fayard, Pluriel, 1992.
14Maurice Agulhon, Gabriel Désert, Robert Specklin (dir.), La France rurale, tome 3, Apogée et crise de la civilisation paysanne. 1789-1914, Seuil, 1976.
15Pierre Guillaume, La population de Bordeaux au XIXème siècle. Essai d'histoire sociale, Armand Colin, 1972.
16Arch. départ. de la Gironde, « Population », 6 M 25.
18Michel Vanderpoten, Les campagnes françaises au XIXème siècle. Economie, société, politique, Editions du Temps, 2005, pp. 145-146.
19Vincent Thibault, « Structures foncières, patrimoines et mobilités sociales dans les campagnes françaises aux XIXème et XXème siècles », dans Annie Antoine (dir.), Campagnes de l'Ouest. Stratigraphies et relations sociales dans l'histoire, Presses universitaires de Rennes, 1999.
20Jean-Claude Farcy et Ronald Hubscher (dir.), La moisson des autres. Les salariés agricoles au XIXème siècle, CREAPHIS, 1996, pp. 5-11.
21 Michel Vanderpoten, ouvr. cité, p. 133.
Geneviève Gavignaud-Fontaine, La révolution rurale dans la France contemporaine. XVIIIème-XXème siècle, L'Harmattan, 1996.
23Jean Cavignac, Les vingt-cinq familles. Les négociants bordelais sous Louis-Philippe, Les cahiers de l'IAES, n°6, 1985.
24Philippe Roudié, Vignobles et vignerons du Bordelais (1850-1980), Editions du CNRS, 1988, p.40
25Annie Moulin, Les paysans dans la société française. De la Révolution à nos jours, Seuil Point-Histoire, 1988, p.80.
26Jean-Claude Caron, ouvr. cité, p. 40
28Michel Figeac, « Le dernier rêve d'un physiocrate : la ferme de Bellevue », dans Caroline Le Mao et Corinne Marache (dir.), Les Elites de la Terre. Du XVIème siècle aux années 1830, Armand Colin, 2010, pp. 158-164.
29Michel Demonet, ouvr. cité, pp.42-43.
31L'étude des formes de la propriété et de l'exploitation rurales à Cénac, dans la période, demande de plus longs développements et sera l'objer d'un travail ultérieur.
33Gabriel Désert, « Vers le surpeuplement », dans Maurice Agulhon, Gabriel Désert, Robert Speckler, ouvr. cité, p.60.
34Ouvr. cité, p. 82.
35Jean-Claude Caron, ouvr. cité, pp.41-43.
36Laurent Coste, Les bourgeoisies en France. Du XVI ème au milieu du XIXème siècle, Armand Colin, 2013, pp. 128-131.
37Rappelons que, au XIXème siècle, le terme « cultivateur » se substitue à celui d'Ancien Régime de « laboureur » pour, au XXème, être remplacé par « agriculteur ».
38Maurice Agulhon, « La propriété et les classes sociales », dans Maurice Agulhon et alii., ouvr .cité, p.98.
39Yvonne Crebouw, « Droits et obligations des journaliers et des domestiques. Droits et obligations des maîtres », dans Jean-Claude Farcy et Ronald Hubscher (dir.), ouvr. cité, pp. 181-197. C'est cet article qui est ici repris.
40Christophe Charle, Histoire sociale de la France au XIXème siècle, Seuil Points-Histoire, p.46.
41Jean-Claude Farcy, La jeunesse rurale dans la France du XIXème siècle, Editions Christian, 2004.
7
8
42F. Jouannet, Département de la Gironde II. Dictionnaire des communes et agriculture, Res Universalis, 1992, Réédition de Statistique du département de la Gironde, paru en 1843.
43 Joalles ou joualles : mode de culture où les rangs de vignes alternent avec des emplacements où l'on cultive du froment ou des légumes, les « vignes en joualles » s'opposent alors aux « vignes à plein » (Marcel Lachiver, Dictionnaire du monde rural, Fayard, 1997).
45Pratique également attestée par Pierre Guillaume pour Bruges où « on abandonnait aux sangsues de vieux chevaux que l'on équarissait ensuite sur place » (ouvr. cité, p. 172).
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46Michel Demonet, ouvr. cité, p. 101