Féminisme et liberté de création

 

J'évoquais dans ma précédente chronique la façon dont les groupes dominés sont tancés, insultés, condamnés dès qu'ils s'élèvent avec un peu de vigueur contre la sujétion et les injustices qu'ils subissent. Il y a même tout un corps de ce que j'appelle des gardes-mythes, conservateurs par essence, hérauts de l'idéologie dominante, chargés par tous les moyens de l'entendement, de l'imaginaire et de la culture de préserver, légitimer et, le cas échéant, célébrer l'ordre social et l'ordre symbolique. Il s'agit d'assurer le confort intellectuel des puissants en justifiant toutes les formes de domination soit transfigurées en valeurs universelles, soit expliquées comme des faits de nature.

Leurs cibles privilégiées sont aujourd'hui les organisations militantes noires et, d'une façon générale, toutes revendications dites « minoritaires » - dénoncées comme « identitaires » et, par là, attentatoires à l'universel- des indigènes et autres racisés. Mais voilà que maintenant la doxa impériale des notables de la pensée va avoir affaire à un autre groupe dominé qu'il est difficile de dénigrer comme minoritaire : celui des femmes ! La cérémonie des Césars et l'affaire dite désormais « Polanski » en ont été des manifestations spectaculaires. La pandémie de coronavirus semble mettre ce combat entre parenthèses mais il va bien falloir bientôt régler les comptes. Les militantes féministes ont été, en particulier, l'objet d'une vindicte orchestrée par les gardes-mythes dont je parle plus haut.. En tête, les zélotes de l'ordre occidental, blanc, chrétien, patriarcal et capitaliste, les Finkielkraut, Bruckner... Faut-il que l'intelligence française soit tombée bien bas pour se donner comme maîtres à penser des Finkielkraut, des Bruckner, des Zemmour... Des nains de jardin... Sartre, Foucault, Althusser, Bourdieu, Sève... au secours ! Délivrez-nous de cette médiocrité malfaisante ! Et que dire des seconds couteaux qui se sont manifestés à cette occasion, les Beigbeder, Naulleau, Julliard, Jourde...

Le nommé Beigbeder, plus connu pour ses frasques addictives dans ce qu'on appelle le Tout-Paris que pour l'importance de sa création littéraire, se sent la mission d'invectiver Adèle Haenel, Florence Foresti, Virginie Despentes : «Une meute de hyènes » ! Florence Foresti (qui présentait la remise des Césars) est « écoeurante » et elle « se prend pour une grande intellectuelle ». Parce que Beigbeder, lui, sans doute, est un « grand intellectuel ». Pour bien le montrer, il proclame sentencieusement que « le grand art est au-delà du bien et du mal ». Du nitzschéisme de bistrot ! Ce boniment est repris par Pierre Jourde, un critique littéraire invité du blog de l'Obs, selon lequel « la littérature accueille le mal inhérent à l'humanité »... Il faudrait d'abord adhérer à cette fadaise d'une plate religiosité d'après quoi il existerait un « mal inhérent à l'humanité » ! Et en quoi la littérature aurait-elle en plus pour fonction de « l'accueillir » ? Tout ça pour se dédouaner d'avoir en son temps célébré un certain Gabriel Matzneff, pédophile aujourd'hui reconnu, dont il nous dit : « un acte est répréhensible. La représentation de cet acte ne l'est pas ». Un sophisme particulièrement spécieux : Matzneff n'est qu'un pervers narcissique se complaisant dans sa triste libido dont il croit littéraire de répandre les effluves... Passons... C'est la vieille controverse non encore tranchée sur la « séparation » entre l'oeuvre et l'homme... Mais dans le cas de Matzneff, sa vie est son œuvre ! Il n'y a pas de séparation. Et Jourde ne parlait pas alors de « mal inhérent à l'humanité »... Comme le dit si justement Adèle Haenel : « ils voulaient séparer l'homme de l'artiste, ils séparent aujourd'hui les artistes du monde ».

Comme Beigbeder, Jourde fait dans un nietzschéisme de pacotille : « L'art consiste à mettre en suspens toutes les valeurs ». Repaissons-nous donc de viols, de meurtres et de génocides esthétisants... Sauf que n'est pas le marquis de Sade qui veut et que le Guernica de Picasso n'est pas une enluminure ! Toutes ces arguties ne visent qu'à sauvegarder les privilèges d'une caste et son monopole de la parole, une caste qui s'effraie des vrais anticonformismes qui viennent contester sa toute puissance de détentrice de la culture légitime. Elle défend la liberté de création comme la propriété des dominants du champ culturel...

 

NIR 243. 26 mars 2020