Aux origines de l’antisémitisme

 

 

Il faudrait enfin que les pays occidentaux, Europe et Etats-Unis, cessent de donner des leçons sur l’antisémitisme car l’antisémitisme est avant tout un produit de l’Occident chrétien où vont s’originer tous les racismes. L’antijudaïsme est peu présent dans l’Antiquité et la notion de race n’existait ni en Grèce ni à Rome. Les discriminations entre groupes humains se fondaient sur l’ethnicité laquelle était constituée d’une descendance commune, d’une culture et d’un culte partagés. Les Grecs se distinguaient ainsi des non-grecs caractérisés comme des individus dont la langue incompréhensible les faisaient nommer « barbares ».

 

Un premier massacre connu de Judéens, assimilable à un pogrom si on ne craint pas l’anachronisme, est rapporté par le philosophe Philon d’Alexandrie. Il se déroule à Alexandrie en 38 après JC. Les premiers chrétiens sont évidemment juifs (Judéens) à commencer par Jésus mais, dès le 1er siècle, les théologiens chrétiens vont théoriser une séparation de plus en plus hostile. Les Juifs sont dès lors réputés assassins du Christ jusqu’à Paul de Tarse (Saint Paul) et sa célèbre Première épître aux Thessaloniciens vers 50 après JC : « Ceux-ci (les Juifs) ont tué le seigneur Jésus et les prophètes et nous ont pourchassé ; ils ne plaisent pas à Dieu et sont hostiles à tous les humains ». Les Pères de l’Église ne sont pas en reste : Jérôme (vers 347-419) stigmatise « les serpents dont l’image est Judas et la prière un braiement d’âne » ; Jean Chrysostome (350-407) traite les synagogues de « lupanars » et n’a pas de mots assez crus contre « ces bandits perfides, destructeurs, débauchés, semblables au cochon, surpassant les bêtes sauvages en férocité, qui immolent leurs enfants au diable » (1). Il faudra 2000 ans (en 2011) pour que la papauté exonère les Juifs de l’accusation de déicide… Mais le mal était fait !

 

La rupture entre l’antijudaïsme antique et l’antisémitisme chrétien médiéval est épistémique, c’est-à-dire fondé sur un nouveau corpus de connaissances et de croyances complètement différent, il change de nature et va donner naissance à la race. C’est en Espagne que la race va d’abord être une distinction nobiliaire fondée sur le « sang » par quoi sont sensées se transmettre les vertus aristocratiques. D’où l’obsession de l’impureté du sang qui pourrait vicier cette transmission : c’est la « limpieza de sangre » qui va structurer les sociétés ibériques avec la Reconquista. C’est la même obsession de la race que l’on va retrouver chez les nazis (2). Il y aura pourtant une conversion massive de juifs (marranes) et de musulmans (morisques). Cette conversion ne sera jamais admise, les convertis (conversos) toujours suspectés de continuer à pratiquer leur religion et surtout de souiller la pureté du sang espagnol. On notera que sous la domination arabe d’Al Andalus, les Juifs, comme tous les non-musulmans, étaient soumis à la Dhimma, un statut d’infériorisation et de protection mais ils ont pu accéder à des positions de pouvoir à Cordoue, un Juif a été vizir à Grenade…

 

En 1095, la Première Croisade va semer sur son parcours pillage et massacres de Juifs, comme à Mayence en Allemagne . On va inventer les stigmates physiques du Juif : nez crochu, queue, puanteur… Et le « crime rituel »… Les Juifs sont expulsés de France en 1304. Le « bon roi Saint-Louis » de notre roman national fait brûler le Talmud en 1240 et impose le port de la rouelle, ancêtre de l’étoile jaune, en 1260… En Espagne l’Inquisition du célèbre Torquemada pourchasse toutes personnes suspectées d’avoir « judaïsé ». Les judéo-convers ne seront jamais acceptés car la pureté du sang suppose l’imprescriptibilité de la mémoire de la faute et la perpétuation de l’origine infâme des descendants (3). Ainsi l’Inquisition rejetait et excluait ceux-là mêmes qu’elle était chargée de ramener à la foi chrétienne : « Exclure ceux qui s’assimilent, voilà une des meilleure définition possible du racisme » (4).

 

L’antisémitisme médiéval est ainsi la matrice de tous les racismes. Le procédé est le même : produire un stigmate (« judéité » chez les Juifs, « noirceur » chez les Africains…) réputé ineffaçable, une « macule » originelle dont il faut préserver la pureté de la race (chrétienne, blanche, occidentale, européenne…). D’où la phobie du métissage, de l’abâtardissement de la race, ce que l’on retrouve aujourd’hui lorsque la droite et l’extrême-droite s’élèvent contre le « droit du sol » (à Mayotte ou ailleurs) : c’est une façon de remettre en avant le « droit du sang », effroyable archaïsme où la pureté du « sang français » doit être préservée de toute contamination. C’est en fait remonter aux XVème et XVIème siècles où la noblesse européenne privilégie les « liens du sang » par rapport aux « liens de terre » afin de réviser les principes des successions et héritages. On voit l’élévation du propos (5).

 

Il faut ajouter que la codification de la race fondée sur l’exclusion des Juifs et le mythe de la pureté du sang va permettre de légitimer le système de prédation universel imposé par les Européens au XVème siècle et, en particulier, l’asservissement et le génocide des Amérindiens et l’esclavage des Africains. Les « Grandes Découvertes » dont se gargarisent nos manuels d’histoire ne sont que des entreprises de rapine, à commencer par celle de Christophe Colomb qui, en 1492, apporte le pire aux Amériques. Sa deuxième expédition sera financée par le pillage des biens laissés derrière eux par les exilés juifs (6). La boucle est bouclée et le capitalisme va asseoir la pensée raciale légitimant selon les mots de Marx repris par Sylvie Laurent « la conquête, l’asservissement, la rapine à main armée, le règne de la force brutale (...) » p.39.

 

(1) Henri Tincq, « La fin de l’antijudaïsme chrétien », 07.03.2021, www.slate.fr/story/35095/antijudaïsme-chrétien-eglise-benoit-xvi.

(2) Henri Tincq, Entretien avec Henry Méchoulan, 09.08.2007, www.letemps.ch/opinions/purete-race-nazie-meme-obsession.

(3) Jean-Frédéric Schaub, Silva Sebastiani, Race et histoire dans les sociétés occidentales (XVème-XVIIIème siècle), Albin Michel, 2021, p.143.

(4) idem, p.144.

(5) Aurélia Michel, Un monde en nègre et blanc. Enquête historique sur l’ordre racial, Points Essais, 2020, pp.18-19.

(6) Sylvie Laurent, Capital et race. Histoire d’une hydre moderne, Seuil, 2024, p.79.

 

NIR 281. 12 juin 2024.