Le déchirement

 

L’entretien de Mme Delphine Horvilleur, rabbin, dans Sud-Ouest du 31 mai est intéressant et estimable. Elle affirme que « ce n’est pas aux juifs de lutter contre l’antisémitisme. C’est à la Nation ». C’est une évidence mais sans doute a-t-elle besoin d’être réitérée. C’est même toute la société qui doit s’engager dans ce combat.

 

Je suis de ceux que révulse la moindre apparence d’antisémitisme. Dans les années 60, j’étais aux côtés de Michel Slitinsky pour créer un groupe girondin du Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la Paix (MRAP, aujourd’hui Mouvement contre le racisme et pour l’Amitié entre les Peuples). La nécessité d’un foyer, territoire, pays où les juifs du monde entier puissent enfin trouver la sécurité est une autre certitude, que cela soit ou non au nom du sionisme qui, au départ, est une revendication nationale comme d’autres et non une mystique. Il y eut même, un temps, une authentique expérience communiste, celle des kibboutzim, un communisme sans doute plus libertaire que marxiste mais bien collectiviste et égalitaire… Il faut se garder de tout essentialisme communautariste mais rester vigilant face aux 7 siècles de judéophobie de l’Occident chrétien où s’origine l’antisémitisme contemporain. J’y reviendrai.

 

Et ici, Mme Horvilleur devrait se défier de certaines conversions philosémites trop récentes pour être honnêtes. Voilà qu’à l’extrême-droite l’islamophobie en vient à être plus aiguë que la judéophobie… Mais ces deux préjugés n’ont-ils pas la même racine ? Quand les héritiers de Drumont, Maurras et Pétain se disent les « amis » des juifs, cela devrait faire réfléchir Mme Horvilleur. Prenez M. Ivan Rioufol, honorable idéologue réactionnaire qui gagne son pain au Figaro, à CNews ou à Causeur. Dans les années 30, il aurait été du genre à dénoncer le « judéo-bolchevisme », aujourd’hui c’est l’ « islamo-gauchisme », mais l’inspiration est la même. M. Rioufol soutient Israël non par principe mais comme bras armé de sa haine anti-arabe. Seulement chassez le naturel il revient au galop. En 2022, il se laissait aller sur CNews à cette ignominie : « Quand le ghetto de Varsovie a été créé en 1940, c’était (…) un lieu de contaminés (…), c’était un lieu hygiéniste, c’était un lieu qui était fait pour préserver du typhus ». Et ces propos n’ont « suscité aucune réaction de la part des personnes présentes en plateau » précise l’ARCOM ! (le Parisien, 20 mars 2022). On connaît ce genre de négationnisme. C’est le même que celui de Darquier de Pellepoix, commissaire général aux Questions juives sous Vichy, qui affirmait à l’Express le 28 octobre 1978 depuis Madrid où Franco l’avait accueilli : « (A Auschwitz) on a gazé, oui, c’est vrai. Mais on a gazé que les poux ».

 

Et qui ne voit la condescendance apitoyée de cette expression d’ « amis des juifs », comme il y en a des bêtes ou des espèces à protéger. On ne combat pas l’antisémitisme parce qu’on serait un « ami » des juifs, on combat l’antisémitisme parce qu’on est un ami de l’humanité. Le combat contre l’antisémitisme n’est pas particulariste quelle que soit la spécificité des persécutions antisémites mais un combat universel.

 

Mme Horvilleur peut-elle alors comprendre mon déchirement lorsque je vois Israël devenu un Etat raciste et impérialiste, arrogant, spoliateur et oppresseur ? On ne dénoncera jamais assez l’horreur du massacre terroriste du 7 octobre 2023, cette forme de pogrom qui plonge au tréfonds des pires angoisses de l’histoire juive… Mais avec le martyre infligé à Gaza, le pouvoir israélien recherche la vengeance et non pas la justice. Pour ce faire, il reprend les plus exécrables clichés du colonialisme, en particulier la déshumanisation de l’indigène à soumettre et au besoin à exterminer. Le journal le Monde signale : « les médias israéliens invisibilisent les Palestiniens » (7/8.04.2024)… Ils veulent ignorer cette nouvelle horreur… Certains s’en réjouissent, s’abaissant au niveau de leurs ennemis… A qui feront-ils croire qu’il faut assassiner 1 000 palestiniens, femmes et enfants, pour supposer éliminer UN combattant du Hamas ? On peut se poser la question de l’intention génocidaire ! Déjà en 2009, il y a 15 ans, Eli Yishai, alors vice-premier ministre et président du parti religieux Shass avait osé le dire : « il n’y a qu’à raser Gaza, comme ça ils ne viendront plus nous emmerder » (le Monde, 15.01.2009). C’est ce qui est en cours ! Je sais Mme Horvilleur politiquement libérale, la réalité qui devrait alors l’alerter c’est la montée en Israël d’un messianisme fanatique, dont des représentants sont au pouvoir, revendiquant pour les juifs la totalité de la Palestine qui leur aurait été donnée par Dieu avec pour corollaire le déni de l’existence même d’un peuple palestinien ! En tant que rabbin, Mme Horvilleur peut-elle réprouver cet irrédentisme halluciné qui condamnerait Israël à la guerre perpétuelle ? La formule marxiste selon laquelle un peuple qui en opprime un autre ne saurait être un peuple libre est ici parfaitement illustrée. Ce sont bien des pratiques coloniales qu’Israël met en œuvre : la persécution des Palestiniens en Cisjordanie, le vol des terres, le harcèlement des Bédouins, la loi du plus fort dont la destruction des oliviers centenaires est emblématique, comme s’en vantait, lors de la glorieuse conquête française de l’Algérie, un Saint-Arnaud par ailleurs spécialiste des « enfumades » et qui écrivait fièrement à sa famille : « on ravage, on brûle, on pille, on détruit les moissons et les arbres »… Le parallèle est frappant et accablant !

 

La création de l’État d’Israël était nécessaire. Pour des raisons qui lui étaient propres (chasser les Britanniques de Palestine), l’Union soviétique, en 1948, l’a d’ailleurs soutenue, diplomatiquement en cautionnant le plan de partage de la Palestine et militairement en lui faisant fournir des armes par la Tchécoslovaquie. David Ben Gourion, premier Premier Ministre israélien, l’a d’ailleurs reconnu : « je doute que sans elles (les armes tchécoslovaques) nous ayons pu survivre le premier mois » (1). Et pourtant, l’État d’Israël s’est édifié sur un mensonge, une spoliation et une hypocrisie. Un mensonge : la prétendue terre sans peuple pour un peuple sans terre ; une spoliation : 7 à 800 000 êtres humains chassés de leurs terres et de leurs foyers et devenus d’éternels réfugiés ; une hypocrisie : la bonne conscience retrouvée de l’Occident chrétien après avoir laissé assassiner 6 millions de juifs ! Comme le dit Alain Gresh, « ce sont les Palestiniens qui ont payé le prix d’un crime qu’ils n’avaient pas commis » (2). Alors, les Palestiniens ont malheureusement des motifs de haïr le pouvoir israélien… Leur cause est juste mais leur combat ne gagnera pas à se fonder sur la haine car ils ont le droit pour eux et Israël ne pourra pas éternellement piétiner les résolutions de l’ONU.

 

(1) Voir Dominique Vidal, « Pourquoi l’URSS soutint le jeune Israël (1947-1951) », Cause commune, n°32, janvier-février 2023 ; Michel Réal, « Quand l’Union soviétique parrainait Israël », le Monde diplomatique, septembre 2014.

(2) Alain Gresh, Israël, Palestine. Vérités sur un conflit, Pluriel, 2010, p.20.

 

NIR 280. 30 avril 2024.