Pas raciste Montesquieu?
Il est décidément toujours politiquement incorrect de s’interroger sur les ambiguïtés de Montesquieu. Pourtant, la condamnation de principe de l’esclavage dans l’Esprit des lois ne semble pas universelle puisqu’il est des « pays où la chaleur énerve le corps et affaiblit si fort le courage que les hommes ne sont portés à un devoir pénible que par la crainte du châtiment: l’esclavage y choque donc moins la raison » (Livre XV, chap. 7). L’esclavage est inutile en Europe, « il faut donc borner la servitude naturelle à de certains pays de la terre » (L.XV, 8). Quant à la fameuse ironie (rare dans l’ Esprit des lois) à propos de « l’esclavage des nègres » (L.XV, 5), dont il est toujours de bon ton de s’émerveiller, on peut se demander s’il ne s’agit pas d’une astuce rhétorique pour s’éviter de condamner formellement la traite négrière. M., en outre, n’envisage pas l’abolition, multiplie, sans la moindre ironie, les conseils aux maîtres d’esclaves pour le maintien de l’ordre public (L.XV, 13 et 16) et recommande la plus grande prudence dans l’affranchissement des esclaves (L.XV, 18 et 19). Comment ne pas s’étonner enfin qu’il ne dise pas un mot du Code Noirélaboré par Colbert en 1685? On a pu dire que M. avait manqué de fermeté et de courage face à l’esclavage colonial.
Il y a une autre raison. Tout le Livre XIV repose sur l’affligeante théorie des « climats », une sorte d’anthropologie où les peuples des « climats chauds » sont constamment décrits comme paresseux, lâches, immoraux et voués à la servitude. Citations: « vous trouverez dans les climats du nord des peuples qui ont peu de vices, assez de vertus, beaucoup de sincérité et de franchise. Approchez des peuples du midi, vous croirez vous éloigner de la morale même: des passions plus vives multiplieront les crimes » (L.XIV, 2); « il ne faut donc pas être étonné que la lâcheté des peuples des climats chauds les ait presque toujours rendus esclaves et que le courage des peuples des climats froids les ait maintenus libres » (L.XVII, 2); « les peuples guerriers, braves et actifs touchent immédiatement des peuples efféminés paresseux, timides: il faut donc que l’un soit conquis et l’autre conquérant » (L.XVII, 3). Peut-être serait-il anachronique de parler de racisme au sens contemporain du terme mais comment ne pas voir ici une matrice de cet ethnocentrisme européen dont les peuples des « climats chauds » sont les victimes depuis quatre siècles? Le récent discours de Sarkozy à Dakar est de la même veine...
Courrier paru dans Sud-Ouest, 19 novembre 2007