Un autre Camus

Serait-il possible d’introduire un bémol dans le concert de louanges obligées, jusque dans les colonnes de L’Humanité, sur Albert Camus? On peut discuter de l’écrivain, mais il s’est surtout voulu philosophe et n’a été qu’un idéologue réactionnaire. Dans Le Mythe de Sisyphe il récupère le thème de l’« absurde » comme contre-feu hâtif à un sens de l’histoire, malencontreusement dogmatisé, alors, il est vrai, par un marxisme rudimentaire. Il n’y a peut-être pas un sens de l’histoire, une direction, mais l’histoire a un sens, une signification. Or Camus récuse l’histoire comme, d’ailleurs, toute « vraie connaissance » d’un monde absurde et irrationnel dont il faudrait s’accommoder car sa transformation ne serait qu’illusoire. Le « Sisyphe heureux » dont rêve Camus n’est qu’un Sisyphe éternellement soumis. Logiquement, il va théoriser, dans L’Homme révolté, sa haine de la révolution comme génératrice de violences et d’injustices et prêcher la posture aristocratique d’une révolte d’autant plus belle qu’elle est individuelle et vaine. Camus stigmatise la violence potentielle de la révolution mais ignore complètement la violence bien réelle et permanente des dominants, qu’elle soit symbolique ou physique. D’autres (Sartre, Brochier, Bourdieu) ont souligné les limites de cette réflexion. On notera, au moins, ici, son analyse indigente de la pensée de Marx réduite à une prophétie et un messianisme. Sur l’Algérie, Camus a toujours eu pour l’indépendance une hostilité viscérale qu’il euphémise dans une pose de conciliateur : il suffirait d’un peu de bonne volonté de part et d’autre pour que tout s’arrange. C’est toujours aux exploités en rébellion que l’on demande une bonne volonté que l’on n’exige jamais des exploiteurs tant que rien ne bouge! Dans l’œuvre littéraire de Camus, l’Arabe n’est jamais qu’une ombre en burnous et dès les premières lignes de Misère en Kabylie il évoque une « population grouillante » et un « pullulement », métaphore animalière caractéristique du discours colonial qu’il reprend spontanément malgré toutes ses bonnes intentions. Enfin, tandis qu’il discourrait à Stockholm, le professeur Mandouze venait de se faire chasser de la faculté d’Alger et les étudiants européens libéraux qui, eux, avaient eu le courage de choisir la justice, étaient quotidiennement menacés de mort par les ultras. Sans que cela, à ma connaissance, l’ait beaucoup ému...

Gérard LOUSTALET-SENS Courrier à l'Humanité, 12 avril 2010 (non paru)