Un écrivain mineur et un médiocre philosophe

Je n’aime guère les unanimismes d’opinion. Ils me paraissent suspects tant les raisons des uns et des autres peuvent être divergentes. Le confusionnisme entraîne le conformisme. Il en est ainsi du concert universel de louanges qui monte aujourd’hui vers les mânes d’Albert Camus. Un tel engouement a une raison simple : il ne dérange personne et surtout pas l’ordre établi. Le chœur des chaisières énamourées est mené par l’illustre Jean Daniel, « sage » autoproclamé de la gauche raisonnable, qui a bâti une étrange carrière de mouche du coche intellectuelle en célébrant les grands hommes qu’il aurait côtoyés et dont la réflexion, ainsi qu’il aime le suggérer, aurait été influencée par les « longues conversations » qu’ils auraient eu avec lui! Même les Nouvelles ont cru devoir publier un texte de Michel Onfray sanctifiant un Camus expurgé. Onfray, qui n’est pas à ça près, en fait une sorte d’antisarkozyste tardif et lui attribue un « socialisme libertaire » qui, à vrai dire, n’a jamais fait grand mal au capitalisme... Cela se saurait!

Bref, il faut avoir un très mauvais esprit pour oser considérer et dire que Camus n’est qu’un écrivain mineur et un médiocre philosophe, un moraliste réactionnaire et un exécrable politicien. Romancier passable (La Peste, L’Etranger, La Chute), il aurait pu en rester là. Hélas, il a voulu philosopher. Sauf qu’il n’avait pas le niveau. Il n’a qu’un seul concept à sa disposition et encore ne l’a-t-il pas inventé : le fameux « absurde ». Quand on connaît un peu l’histoire des idées, on sait que ce thème fut fort à la mode à une certaine époque : l’espoir en un monde meilleur était largement répandu, il était fondé sur la croyance, entretenue par un marxisme caricatural, que le monde allait très bientôt et inéluctablement changer de base, parce que c’était le sens de l’histoire. La bourgeoisie se devait d’ériger des contre-feux idéologiques, l’absurde en fut un qui sévit jusque dans le « théâtre de l’absurde » d’un Ionesco auquel on a abusivement associé Beckett et Adamov. Puisqu’il y avait un sens de l’histoire qui menaçait l’ordre établi, il fallait nier tout sens de l’histoire. Deux erreurs symétriques qui ignoraient les formes parfois inattendues que peuvent prendre les mécanismes de la domination. En tout cas, « l’absurdité de la condition humaine », opportunément découverte, fut un bricolage idéologique fort réussi, suscitant le scepticisme de bon ton (la littérature des « Hussards ») ou le désespoir surjoué (Camus lui-même).

Il n’y a peut-être pas un sens de l’histoire, une direction, mais l’histoire a un sens, une signification. Or Camus, comme par hasard, déteste l’histoire, comme toute forme de connaissance d’ailleurs, ainsi qu’il y insiste dans Le mythe de Sisyphe : « toute vraie connaissance est impossible », « on désespère aujourd’hui de la vraie connaissance », etc. Il récuse la raison et la science qui « nient la vérité profonde (de l’homme) qui est d’être enchaîné ». L’absurde naîtrait de « la confrontation de l’irrationnel (postulé par Camus) et du désir de clarté » chez l’homme, de la confrontation de « l’appel humain » et du « silence déraisonnable du monde ». Catégories simplistes qui se fondent, comme le remarque Jean-Jacques Brochier, sur la vieille grue métaphysique d’une nature humaine transhistorique. Ainsi, puisque « le ver est dans le cœur de l’homme », puisque le monde n’a pas de sens et qu’on ne peut le connaître, à quoi bon le changer! Il faut faire le « pari déchirant et merveilleux de l’absurde », la « croyance dans l’absurdité de l’existence doit commander la conduite » et « la vie sera d’autant mieux vécue qu’elle n’aura pas de sens ». On n’est pas très loin ici d’une sorte d’obscurantisme méthodologique, Camus ne pouvant ignorer, selon une formule célèbre, que le sommeil de la raison engendre des monstres. Sartre lui fera simplement remarquer que « l’absurdité de notre condition n’est pas la même à Passy et à Billancourt ». Trop trivial sans doute pour qui prêche la posture aristocratique d’une révolte d’autant plus belle qu’elle est individuelle et vaine.

La production « philosophique » de Camus, avec son style gourmé et ses tournures répétitives, n’est, en fait, pas très abondante. Elle peut même tenir en une seule phrase qui a quatre siècles, une réplique shakespearienne dans Macbeth, aussi contestable mais au moins littérairement magnifique, définissant la vie comme « une histoire contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, qui ne signifie rien ». Camus n’a rien inventé ni rien prouvé!

(à suivre)

1er février 2010