Pour en finir avec Camus II
La superficialité de la pensée de Camus ne saurait échapper à quiconque se refuse à en faire une lecture idolâtre. On ne peut qu’être confondu par la légèreté avec laquelle, dansL’Homme révolté (Gallimard, Folio essais, 1951), il enrôle Freud, en une vingtaine de lignes, dans le camp de « l’irrationnel ». L’inconscient en serait la marque, définissant une « nature humaine » opposée au « moi historique » du marxisme. Une telle accumulation de contresens laisse pantois. Bien entendu, Freud n’a jamais revendiqué le moindre début de notion de « nature humaine », mais surtout assimiler l’inconscient à l’irrationnel révèle à quel point Camus méconnaît la théorie psychanalytique. Celle-ci, en effet, qu’on y adhère ou non, est une construction parfaitement rationnelle qui a élaboré des lois du développement psychique, donc de la formation de l’inconscient, ce qui en fait une conception éminemment déterministe. Ajoutons, au risque de paraître pédant, qu’en opposant « inconscient » et « surmoi », Camus confond deux moments de la réflexion freudienne : le surmoi appartient à la seconde théorie de l’appareil psychique, il ne se réduit pas à un « moi social » mais recèle aussi des contenus inconscients relevant du « ça ». Camus croit triompher du marxisme en opposant, de manière sommaire, le psychisme individuel à l’être social, un propos qui n’a été ni celui de Freud ni celui de Marx. On sait même aujourd’hui que les deux points de vue sont complémentaires. Pour prendre un exemple commun, le chômage et la précarité peuvent induire une image paternelle disqualifiée perturbant les identifications nécessaires au développement psycho-affectif de l’enfant.
Il serait sans doute inutilement cruel de comparer la pauvreté du discours de Camus sur le régicide à ce qu’en a dit depuis Michel Foucault. Celui-ci montre que le fondement du pouvoir du souverain, c’est moins le droit divin que le droit d’appropriation des biens, du travail, du sang des sujets, de leur vie, de leur mort. Ce qui change complètement le sens du régicide révolutionnaire où Camus ne voit -assez niaisement (on dirait un article bien-pensant d’Historia)- que « l’assassinat public d’un homme faible et bon »! Mais peu importe, il s’agit avant tout, pour Camus, de théoriser de toute façon sa haine de la Révolution, de toute révolution, et, en l’occurrence, de dénoncer le Contrat social rousseauiste traité de « catéchisme » et de « mystique », faisant de la Volonté générale une nouvelle religion porteuse de la Terreur où la vertu et la raison conduiraient au crime! Ce thème, j’en conviens, aura quelque succès par la suite... Un succès de bien mauvais aloi... Il sera en effet repris par les idéologues de la contre-révolution néo- libérale pour condamner a priori tout projet d’émancipation sociale.
Pour Camus, la révolution est non seulement inutile, étant donné l’absurdité du monde, mais elle est dangereuse car inévitablement porteuse, prétend-il, de violences et de d’injustices. Seule la révolte (camusienne) peut-être bonne car elle est révolte contre cette absurdité du monde et est donc sans objet. La révolution ne peut être qu’une perversion de la révolte laquelle est si séduisante dans son inachèvement et son impuissance. On peut multiplier les citations... Avec la révolution, « la révolte qui s’incarne dans un projet n’est plus que néfaste et liberticide » (p.131) et « le révolté (est alors) en marche pour l’empire du monde à travers des meurtres multipliés à l’infini » (p.131) ; « chaque révolte est une nostalgie d’innocence mais la nostalgie prend un jour les armes et assume le meurtre et la violence » (p.139). Ainsi, « la plupart des révolutions prennent leur forme et leur originalité dans un meurtre » (p.142) et « tout révolutionnaire finit en oppresseur ou en hérétique » (p.311). Etc. Dans un discours aussi amphigourique on a du mal à remarquer un manque pourtant criant : l’adversaire et la lutte des classes! Mais Camus ne va pas s’arrêter à des épiphénomènes aussi négligeables que la domination, l’oppression, l’exploitation, l’aliénation... Qu’est-ce donc, voyons, face à la vaste absurdité du monde...
10 mai 2010