Pour en finir avec Camus III

Camus stigmatise avec virulence la violence potentielle de la révolution mais ignore complètement la violence bien réelle et permanente des dominants qu’elle soit physique ou symbolique. De Max Weber à Pierre Bourdieu en passant par Michel Foucault, les sciences sociales nous ont aujourd’hui largement documenté sur les mécanismes de la domination allant jusqu’à la légitimité de l’usage de la violence que s’attribuent les dominants pour protéger l’ordre établi. Les historiens, de leur côté, nous apprennent (mais Camus méprise l’histoire) que la violence a été d’abord le fait des possédants pour étendre et sauvegarder leurs biens. La violence, c’est avant tout le moyen de préserver la propriété. Mais surtout la domination et l’oppression sont faites de la violence invisible « qui s’exerce au jour le jour dans les familles, les usines, les ateliers, les banques, les bureaux, les commissariats, les prisons et même les hôpitaux et les écoles, et qui est, en dernière analyse, le produit de la « violence inerte » des structures économiques et des mécanismes sociaux relayés par la violence active des hommes » (Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Essais Seuil, 1997, p.335). Qui pourrait alors s’offusquer qu’un « des effets les plus tragiques de la condition des dominés (soit) l’inclination à la violence qu’engendre l’exposition précoce et continue à la violence » (idem)?

Evidemment, Camus n’aura pu connaître Weber, Foucault ni Bourdieu. Le problème est cependant que cette problématique lui est totalement étrangère. Il est en effet dans le déni complet des conflits de classe, un déni qu’il tente de conceptualiser dans une dualité métaphysique qui serait le propre d’une prétendue « nature humaine » : le bien et le mal habiteraient ainsi le « cœur » de l’homme... Très ancienne banalité de l’idéalisme philosophique le plus plat... Il ne peut certes oublier la condition ouvrière mais il ne s’y intéresse jamais que sous les auspices de la compassion : c’est le « malheur ouvrier » qui « n’a pour lui que sa misère et ses espoirs » (L’Homme révolté, p.271). Le socialisme pas plus que le capitalisme ne saurait porter remède à « l’épuisement moral » et au « désespoir silencieux » où peut mener la « rationalisation du travail ». On remarquera ici que l’exploitation capitaliste en tant que telle est exonérée de toute responsabilité! Bref, il n’ y a pas grand-chose à faire, sinon se lamenter sur l’absurdité de l’existence humaine. La seule attitude que la disposition au bien peut concevoir, c’est la révolte sous la forme de l’accomplissement individuel. D’où la fascination de Camus pour les nihilistes du XIXème siècle et du début du XXème, grâce à qui « on prit l’habitude de se sacrifier pour quelque chose dont on ne savait rien, sinon qu’il fallait mourir pour qu’elle soit » (p.213). Rappelons que les nihilistes préconisaient le terrorisme individuel au prix de leur propre martyre et de l’oblation de leur vie, fin qui, pour Camus, a au moins le mérite d’ennoblir leur geste.

C’est la disposition au mal dans le cœur de l’homme qui produira par contre la révolution dont la référence à l’histoire, honnie par Camus, sera le péché originel. La révolution ne retient que ce qu’il peut y avoir de mauvais dans la révolte laquelle alors, « coupée de ses racines, infidèle à l’homme parce que soumise à l’histoire, médite maintenant d’asservir l’univers entier » (p.223). Ce qui suppose que cet univers actuel que la révolution voudrait asservir est libre! Selon Camus la révolution substitue le « terrorisme d’Etat » au terrorisme individuel. Il faut convenir ici que le stalinisme lui a donné du grain à moudre. Et il ne s’en est pas privé. Mais même ici sa critique, certes conforme à ses préjugés, est à côté du sujet. Soit, comme lui, on considère que la terreur stalinienne n’est que l’expression du mal inhérent à la « nature » de l’homme, il n’y a alors, au sens propre, rien à faire et qu’à laisser filer l’ordre absurde du monde ; soit on le considère comme un processus historique connaissable et analysable de manière à ne pas reproduire les erreurs tragiques qui l’ont constitué, ce qui laisse du champ à l’espérance d’un monde meilleur sans oppression ni exploitation. Pour Camus, cette espérance absurde doit être abandonnée, conformément à ce que Michel Onfray appelle pompeusement son « grand consentement métaphysique à la nature » et à ce que Bernard-Henri Lévy reconnaît être -plus sobrement, une fois n’est pas coutume- son « assentiment au monde ». Au monde tel qu’il est...

25 mai 2010