Pour en finir avec Camus IV

Les qualités d’écrivain prêtées à Camus relèvent d’une appréciation subjective qui, quoi qu’on en pense, n’est pas discutée ici. Ce qui est en cause, c’est le statut d’idéologue, voire de moraliste, qui lui est conféré et dont je soutiens qu’il est fondé sur une pensée profondément conservatrice. C’est ici que j’attendrais, éventuellement, des remarques visant à infirmer mon propos. Passons ainsi sur la pose « libertaire » qui prête à sourire lorsqu’on voit le supposé révolté anarchiste accepter sans barguigner les honneurs hautement officiels et institutionnels du Nobel! Mais surtout, Camus a mené avec acharnement ce qu’un site ultralibéral appelle avec jubilation « sa lutte contre le communisme » (www.liberaux.org). Camus a été un anticommuniste virulent ce qui lui a valu et lui vaut encore la plus grande part de sa gloire et rend d’autant plus malencontreux ce communiqué hâtif et mal informé du PCF, daté du 20.11.2009 : c’est une chose de s’indigner de l’instrumentalisation de l’ « immense » écrivain par Sarkozy sous prétexte de panthéonisation ; c’en est une autre d’ignorer que Camus n’a magnifié la révolte que pour mieux jeter l’anathème sur la révolution et que son « combat pour l’Algérie » a été un combat pour le moins douteux (j’y reviendrai).

De nombreux contemporains ont relevé l’indigence de l’analyse faite par Camus d’un marxisme réduit à un messianisme et une prophétie qui sont évidemment totalement étrangers à la pensée de Marx. Camus ne voit qu’un « messianisme utopique des plus contestables » et une « prophétie » nantie d’ « aspects apocalyptiques ». Il invente même une « parousie » (second avènement du Christ : c’est d’un chic!) du mouvement révolutionnaire ainsi rétréci à un mysticisme sectaire et effrayant. André Breton et les surréalistes l’avaient déjà ridiculisé à propos de Sade et Lautréamont, Benjamin Péret, dans un article par ailleurs violemment antistalinien, démolit avec férocité son antimarxisme de pacotille (« Le Révolté du dimanche », La Rue, 3ème trimestre 1952, à voir sur www.melusine.univ-paris3.fr ). Benjamin Péret montre que Camus, en fait, ne connaît Marx qu’à travers la Sociologie du communisme de Jules Monnerot qui était une sorte d’antimarxiste officiel de la IVème République. Benjamin Péret souligne que L’Homme révolté ne vise pas à comprendre notre temps mais à l’adapter aux idées de Camus et commente : « la violence de la révolution ne fait que répondre à la violence permanente de la société capitaliste. Elle est le geste du condamné qui étrangle son garde-chiourme pour recouvrer sa liberté ».

On pourrait dresser une liste des erreurs grossières dues à une connaissance de seconde main. Ainsi Marx n’a jamais prétendu que « l’extrême misère » pouvait mener à la « maturité politique ». Bien au contraire, il considère, avec la notion de lumpenprolétariat, le fameux « prolétariat en haillons », sans conscience de classe, que cette misère donne une masse de manoeuvre à la bourgeoisie. Camus fait encore semblant de croire que Marx aurait théorisé la fin de l’histoire avec la fin de la lutte des classes. Un contresens de plus : Marx affirme à l’inverse que c’est avec la société sans classes que l’histoire commence, tout le reste n’étant que préhistoire! Camus déclare péremptoirement que le matérialisme et la dialectique sont incompatibles et découvre que la marxisme est un déterminisme historique ce qui nous vaut cette perle selon laquelle « Marx avait la philosophie courte de son siècle »! Comment ne pas hausser les épaules lorsqu’il affirme que Marx s’est trompé sur le capitalisme parce que « le capitalisme a appris les secrets de la planification » : non seulement Marx ne s’est pas trompé mais aujourd’hui, avec la crise, de nombreux économistes libéraux admettent eux-mêmes la justesse de ses analyses et l’on assiste à un véritable « retour à Marx ». Pour Camus, la « prodigieuse ambition du marxisme », l’émancipation humaine, n’est qu’une « prédication démesurée ». Lui, il est pour la mesure, c’est-à-dire, comme dit J.J. Brochier, une « philosophie molle de boutiquier » radical-socialiste. D’où l’invention in extremis de cette obscure « pensée de midi » censée s’opposer à « l’idéologie allemande » (Hegel, Marx). On voit qui est le plus court.

7 juin 2010