Pour en finir avec Camus V

Sur l’Algérie, en général, on tait pudiquement l’essentiel de la position de Camus : il a toujours été viscéralement hostile à l’indépendance. Il a sans doute été sensible à la misère et à la souffrance de ce qu’il n’appelle jamais autrement que le « peuple arabe » tout en en attribuant la seule cause à l’incurie de l’ administration française. Il faudra attendre un texte de 1958 pour qu’il énonce clairement que « l’injustice dont le peuple arabe a souffert est lié au colonialisme lui-même, à son histoire, à sa gestion » (p.201)(1). « Lié »! Quel euphémisme! Comme le remarque Mohammed Yefsah, en fait, « Camus a critiqué la condition des colonisés mais n’a jamais voulu s’attaquer au système lui-même : la colonisation » (www.alger-républicain.com). Camus reste prisonnier de l’imaginaire colonial où il suffirait d’éduquer et de moins mal traiter les « indigènes » pour qu’ils se jettent, éperdus de reconnaissance, dans les bras de la mère patrie et réclament l’ « assimilation ». Avec raison, Mohammed Yefsah estime que « l’écriture de Camus reste intimement liée à l’imaginaire des dominants ». Jusque dans l’œuvre littéraire où l’Arabe n’existe pratiquement pas, sinon sous la forme d’une ombre en burnous, innomée, insignifiante, telle celle que Meursault exécute négligemment dans L’Etranger.

Jusque également dans un texte compassionnel comme Misère de la Kabylie où Camus parle spontanément, sans même s’en rendre compte, dès la première page, d’une « population grouillante (...) un pullulement » (p.33), métaphore animalière caractéristique du discours colonial. Son indignation est par ailleurs honorable et il évoque bien un « régime d’esclavage » (p.50) et le « mépris du colon » (p.55) mais le seul responsable, c’est l’Etat et ses carences et lorsqu’il cite vaguement la « conquête coloniale » comme devant « aider les peuples conquis à garder leur personnalité » (p.51), il oublie, ignore ou escamote la cause directe de la misère en Kabylie : en 1871, 100 000 combattants kabyles se soulèvent sous la direction d’Al Mokrani ; la révolte est écrasée, les tribus seront spoliées de 70% de leurs biens, 500 000 hectares de terres confisqués, les insurgés déportés en Nouvelle Calédonie... Mais, pour Camus, l’histoire n’explique jamais rien.

La légende dorée veut aussi qu’il ait seul dénoncé, dans le journal Combat, la répression sanglante lors des évènements de Sétif, Guelma et Kherrata, en mai 1945, où, pour un Européen assassiné plus de dix « indigènes » ont été massacrés. En fait, dans les articles de Camus, il n’y a aucune dénonciation directe mais des allusions politiques dispersées : « le peuple arabe existe bien (...). (Il) n’est pas inférieur, sinon par les conditions de vie où il se trouve » (p.95) et « on ne règlera pas un si grave problème par des appels inconsidérés à la répression » (p.98). Il s’inquiète surtout de voir « s’agrandir le fossé qui depuis tant d’années sépare la métropole de ses territoires africains » (sic) (p.94). Il précise : « on ne regrettera jamais assez » que « l’opinion arabe dans sa majorité » soit devenue « hostile à la politique d’assimilation » (p.113). Ces dernières phrases sont d’un parfait conformisme colonial et il ajoute un très ambigu : « les Français ont à conquérir une deuxième fois l’Algérie ». Sur le fond, Camus semble néanmoins un peu en avance par son souci des conditions du « peuple arabe » mais sur les évènements de Sétif eux-mêmes il stigmatise comme tout le monde « quelques fous criminels (excitant) des masses affamées » (p.103) et un massacre qui « ne s’explique pas sans la présence d’agitateurs professionnels » (p.121).

Camus partage ici l’opinion générale. Le gouvernement de De Gaulle parle d’une « minorité d’agitateurs » ; Le Populaire, journal de la SFIO, d’ « agents nazis » et de « sectes religieuses qui cherchent leurs mots d’ordre auprès des agitateurs du Caire » ; L’Humanité de « fonctionnaires vychistes... éléments provocateurs... tueurs à gages trompant les masses musulmanes ». La direction d’alors du PCF, obnubilée par l’œuvre de reconstruction nationale, exige de « châtier les hommes de main qui ont dirigé l’émeute ». En juillet, Etienne Fajon dénoncera un « complot fasciste », effaçant d’un coup un quart de siècle de luttes anticoloniales menées par le Parti de manière aussi courageuse que solitaire. Précisons néanmoins que le communiste Charles Tillon, ministre de l’Air, n’avait pas de pouvoir militaire et que les bombardements n’ont pas eu son assentiment.

(1) Sauf mention contraire toutes les citations sont tirées des Chroniques algériennes (Folio Essais, 1958).

21 juin 2010