Pour en finir avec Camus VI et fin

A partir de 1954, et tout au long de ce qu’il vivra du conflit, Camus s’efforcera de ruser avec l’inéluctable : l’indépendance de l’Algérie. Sa grande affaire, ce sera un projet de « trêve civile » dont il devait bien savoir qu’il ne satisferait personne mais qu’il témoignerait au moins, sans doute, de sa grandeur d’âme. Il ne pose au conciliateur que pour mieux euphémiser son rejet farouche de l’indépendance algérienne. Il ne parle de reconnaître une « personnalité arabe » en Algérie que pour mieux préserver ce qu’il appelle les « intérêts français » (p.191). Pire, il va s’efforcer d’établir systématiquement une fausse symétrie entre les oppresseurs et les opprimés où les « excès de la répression » ne font que répondre aux « débordements de la rébellion » (p.157). Il n’évoque jamais la répression que comme conséquence de massacres commis par les insurgés (pp.125, 128, 149, 150), jusqu’au fameux et inique : « quand l’opprimé prend les armes au nom de la justice, il fait un pas sur la terre de l’injustice » (p.149). Il s’inspire d’un humanisme mou du bon sens et du bon sentiment qui, comme le remarque J.J. Brochier, « finit toujours par faire le jeu des intérêts dominants », pour s’efforcer d’établir qu’il suffirait d’un peu de bonne volonté de part et d’autre pour que tout s’arrange! C’est l’imposture coutumière qui veut que ce soit toujours aux exploités en révolte que l’on demande une bonne volonté que l’on n’exige jamais des exploiteurs tant que rien ne bouge!

Camus admet certes du bout de la plume et de manière quelque peu désinvolte : « Je sais : il y a une priorité de la violence. La longue violence colonialiste explique celle de la rébellion » (p.157). Mais cela ne lui sert qu’à poursuivre son parallèle obscène selon lequel « chacun s’autorise des crimes de l’autre pour aller plus avant » (idem) et si la torture est dénoncée c’est aussi parce qu’elle donne des arguments au FLN et risque de « justifier les crimes que l’on veut combattre » (p.15).La position de Camus va, en fait, se radicaliser quand il précise que son projet de trêve n’implique en rien des négociations avec le FLN, fut-ce pour un cessez-le-feu, car « cela signifie l’indépendance de l’Algérie dirigée par les chefs militaires les plus implacables de l’insurrection » (p.25). Il va enfin basculer dans le camp de la droite la plus triviale, celui de la défense de l’Occident! Il fantasme une « Algérie reliée à un empire de l’Islam » (p.28). Il s’en prend d’abord à l’Egypte, s’effraye du « rêve de panislamisme (...) de Nasser sur fond de tanks de Staline » (pp.150-151) et ne vante la « personnalité arabe » (mais surtout pas algérienne) que pour mieux l’opposer à une mythique « personnalité égyptienne » qui menacerait l’Algérie (pp.151, 163). Il reprend la thèse du complot d’un « nouvel impérialisme arabe (...) que la Russie utilise à des fins de stratégie antioccidentale (..) pour encercler l’Europe par le sud » (p.203) et insiste sur « le risque d’encerclement qui abouterait à la kadarisation de l’Europe et à l’isolement de L’Amérique » (p.205). De la fine géopolitique!

C’est en supposant sa mère victime d’un attentat dans un tram que Camus aurait dit : « si c’est ça la justice, je préfère ma mère à la justice ». C’est l’interprétation la plus favorable. Le problème est néanmoins posé ici de manière aussi fausse que démagogique. Célébrer alors le « combat pour l’Algérie » de Camus est une insulte à tous ceux qui se sont vraiment battus pour elle : Fernand Yveton, Henri Maillot, Maurice Audin qui ont donné leur vie ; Alban Liechti, Claude Vinci, Louis Ohrent et leurs camarades qui ont été insoumis ; Francis Jeanson et ses amis... Lorsque le professeur Mandouze est chassé de la faculté d’Alger, le 6 mars 1956, par une émeute des ultras, Camus se tait. Au même moment, pourtant, il vole au secours de son ami de Maisonseul qui a des ennuis avec Robert Lacoste. Enfin, pendant qu’il discourrait à Stockholm, les étudiants européens libéraux qui, eux, avaient eu le courage de choisir la (vraie) justice sans pour autant renier leur mère, prenaient tous les risques face aux menaces violentes quotidiennes des ultras de « l’Algérie française ». Jean Sprecher a magnifiquement raconté leur histoire (1). En France, ils sont souvent devenus, s’ils ne l’étaient déjà, des militants communistes. Eux, et non Camus, ont vraiment été des acteurs du combat pour l’Algérie.

1) Jean Sprecher, A contre-courant. Etudiants libéraux et progressistes à Alger, 1954-1962, Editions Bouchène, 2000.

28 juin 2010