Intellectuels et lutte des classes

Ce n’est pas parce que quelques histrions abusent du titre d’intellectuel pour parader dans les médias et accaparer indûment l’espace public qu’il faut se défier de l’activité intellectuelle dans ce pays. Pour reprendre une distinction faite par Noam Chomsky, il ne faut pas confondre le travail intellectuel nécessaire, sérieux et difficile et la vie intellectuelle faite de paillettes et de mondanités, du rituel des prix littéraires aux joutes télévisuelles simulées entre pseudo philosophes, en passant par telle émission sur le cinéma où les critiques invités font assaut de bons mots, de superficialité et de prétention, sans parler de tous ces interviews soit disant culturels qui ne sont que la promotion publicitaire de produits bien formatés pour faire le maximum de profit... La marchandisation, cette lèpre de la culture!

Certes, la vulgarité et l’inculture qui règnent au plus sommet de l’Etat favorisent toutes les formes d’anti-intellectualisme, comme le dédain, à l’américaine, des eggheads (crânes d’œufs). Et pourtant la domination capitaliste est aussi une domination intellectuelle et culturelle et nombreux sont les intellectuels qui se font les instruments de cette domination. On citera simplement ici le concept d’hégémonie culturelle avancé par Antonio Gramsci comme enjeu des luttes de classes dans la superstructure idéologique. L’idéologie dominante s’impose par tous les canaux de socialisation, les pratiques les plus triviales comme les croyances apparemment les plus désintéressées, jusqu’à devenir une doxa (on a un temps parlé de pensée unique) indiscutable et indiscutée. Bourdieu a implacablement démonté les mécanismes de cette inculcation par quoi les dominés incorporent les représentations culturelles de la bourgeoisie comme seules possibles parce qu’évidentes et naturelles. Il y là une violence symbolique qui conduit les dominés au consentement et à l’adhésion aux principes de la domination

Il n’y a cependant rien de fatal dans l’acculturation des dominés aux valeurs de la bourgeoisie. Il faut bien se rendre compte que les crises du capitalisme, l’exploitation et l’oppression de la classe ouvrière, même durement ressenties, n’ont pas conduit celle-ci, malgré toutes les luttes, à se libérer de ses chaînes. Il y a donc autre chose que l’exploitation économique dans la domination de la bourgeoisie, c’est l’hégémonie culturelle dont parle Gramsci, c’est la violence symbolique dont parle Bourdieu. Plusieurs réponses sont possibles. On connaît la distinction de Gramsci entreintellectuels organiques et intellectuels traditionnels. L’apparente autonomie des intellectuels traditionnels vient de la continuité de leurs fonctions (ecclésiastiques, scientifiques, médecins, philosophes...) à travers les changements historiques. Les intellectuels organiques sont générés par les classes opposées en lutte pour l’hégémonie culturelle. On pourra voir, mais on y reviendra, que la bourgeoisie a sécrété ses propres intellectuels organiques : ce peuvent être des chefs d’entreprise suffisamment instruits, ceux du CAC 40, par exemple, ou des sortes de fonctionnaires patronaux comme Mme Parisot, mais aussi un certain nombre d’auxiliaires, de « commis », dont les plus répandus, aujourd’hui, sont tous ces économistes orthodoxes, seuls détenteurs de la vérité économique et pour qui il ne saurait exister d’autre économie que capitaliste et de marché. Intellectuels organiques typiques de la bourgeoisie, ils sont les seuls « experts » économiques reconnus dans les organes de diffusion de l’information, ce qui est le sens même de l’hégémonie culturelle. Ils sont « organiques » au point que leurs différentes fonctions se confondent et s’échangent : le « chef » d’entreprise imbu de lui-même est salarié de sa propre entreprise, le haut fonctionnaire désintéressé est au directoire de quelque société financière où le digne universitaire détient un paquet d’actions et une sinécure confortablement rémunérée!

Maintenant, qui sont les intellectuels organiques de la classe ouvrière? Selon Gramsci, quels que soient les mérites des intellectuels bourgeois ralliés à la cause du prolétariat, les intellectuels organiques de la classe ouvrière, ce sont les dirigeants des organisations de la classe ouvrière, en particulier le parti communiste en tant qu’intellectuel collectif. C’est-ce qui s’est passé en France.

9 mai 2011