Misère de la pensée de marché
La figure de l’intellectuel citoyen dans sa fonction tribunicienne inaugurée par le « J’accuse » d’Emile Zola au moment de l’Affaire Dreyfus est évidemment révolue. Le dernier représentant en fut sans doute Jean-Paul Sartre, le seul qui ait pu à la fin, par son envergure intellectuelle, assumer la contradiction selon laquelle, disait-il, avec lucidité, « j’écris encore des livres pour la bourgeoisie et je me sens solidaire des travailleurs qui veulent la renverser » (Situations X, 1976). Cette fonction est pourtant aujourd’hui usurpée par un certain nombre de petits maîtres. Cette « très curieuse tribu » est brillamment décrite par Pascal Durand dans l’article « Intellectuels » de l’abécédaire critique des Nouveaux mots du pouvoir (Editions Aden, 2007) qu’il a dirigé. Il s’agit d’un « petit nombre de professionnels de l’indignation à vernis philosophique » qui ne doivent leur légitimité qu’à leur omniprésence dans les médias, l’une et l’autre se renforçant circulairement : plus on est présent dans les médias plus on est légitime et plus on est légitime plus on est présent dans les médias!
Comme le remarque Michel Winock, il s’agit d’intellectuels professionnels au sens où ils n’ont d’existence intellectuelle que médiatique. Zola, après l’Affaire Dreyfus, retourne à sa tâche d’écrivain, Bourdieu intervient dans les luttes sociales mais écrit en même temps les Méditations pascaliennes. Rien de tout cela chez des personnages qui de toute façon n’ont aucune légitimité dans les champs du savoir auxquels ils sont censés appartenir, comme ces « philosophes » qui n’ont jamais créé le moindre concept philosophique et qu’aucun enseignant n’oserait mettre au programme des ses cours. Bourdieu parle à leur sujet de « port illégal d’uniforme philosophique » (cité par Pascal Durand). Il est vrai que la trivialité de l’engagement de l’intellectuel dans le siècle n’est pas un problème récent. Pascal Durand le rappelle, Julien Benda, en 1927, dénonçait la trahison des clercs empressés de « plaire à la bourgeoisie, laquelle fait les renommées et dispense les honneurs ». Tout comme aujourd’hui les authentiques publications savantes restent confidentielles face au déferlement de la communication médiatique. D’un autre côté, Paul Nizan voyait non sans raisons dans les philosophes universitaires repliés sur l’idéalisme universaliste des chiens de garde de l’ordre établi.
Mais on n’en est plus là et les nouveaux chiens de garde de l’ordre du monde n’ont même plus le prétexte d’une œuvre philosophique digne de ce nom à produire, fut-ce dans un retrait fallacieux des luttes de classes. Après les espoirs de mai 68, les intellectuels dominants, au nom d’un antitotalitarisme fourre-tout, se sont confortablement installés dans le doux cocon d’une bourgeoisie pseudo libertaire. Toute idée de révolution récusée au prétexte commode de danger totalitaire, il n’y avait plus qu’à se convertir plus ou moins bruyamment (par exemple dans la fameuse émission « Vive la crise », en 1984, avec July, Minc, Montand et... Jean-Claude Guillebaud lequel semble s’en être repenti!) à la contre-révolution ultra-libérale sur fond de reniement social-démocrate et de célébration du « marché ».
La figure aujourd’hui de l’intellectuel dominant n’est qu’une baudruche toute gonflée du sentiment enivrant de sa propre bonne conscience et de son importance. Il tirera celle-ci d’un interventionnisme emphatique en un discours autoproclamé « rebelle » mais parfaitement en phase avec les intérêts des puissants et pour cela célébré par tous les haut-parleurs du prêt-à-penser médiatique. L’important, c’est de bien se vendre : il s’agit au sens strict d’intellectuels de marché producteurs d’une « pensée qui prostitue l’intelligence sur le marché des produits médiaformatés » (Pascal Durand). En ce sens, ils servent moins des causes qu’ils n’utilisent leurs interventions sur ces causes pour arrondir leur capital symbolique, notoriété, gloire médiatique et les gratifications diverses qui vont avec. Ajoutons que leur acceptation délibérée de la société telle qu’elle est et la médiocrité de leur réflexion philosophique les met dans une incapacité avérée de construire la moindre théorie d’ensemble du monde, incapacité qu’ils masquent opportunément par des considérations aussi hautaines que convenues sur ce qui serait le caractère potentiellement totalitaire de tout système philosophique. La seule tâche acceptable est alors de rationaliser les formes de la domination en une pensée courte faite de préjugés remâchés que, par conformisme et paresse intellectuelle, on a depuis longtemps renoncé à interroger.
25 avril 2011