De la Révolution à la contre-révolution
Selon une idée reçue largement répandue chez les revanchards de l’anticommunisme, le parti communiste aurait exercé, à la fin de la Seconde guerre mondiale et pendant une trentaine d’années, une hégémonie intellectuelle quasi absolue dans la société française. Cela est faux. Il y a toujours eu une bataille idéologique intense menée par la droite atlantiste la plus réactionnaire sous la forme d’un violent anticommunisme, sans parler des socialistes de la SFIO qui y ajoutaient leur petite musique. On serait étonné, en les relisant, de la virulence de journaux comme le Figaro, l’Aurore, le Parisien libéré ou le Populaire... Il faudra faire un jour l’histoire de toutes ces officines spécialisées dans l’anticommunisme et l’antisoviétisme, de ces publications financées par les Américains comme la revue Preuves, etc. Il est vrai qu’à ce moment de nombreux intellectuels traditionnels rejoignirent le parti communiste, la plupart avec sincérité, par conviction révolutionnaire et dans l’espoir de lendemains qui chantent, d’autres par opportunisme, pensant que cela pourrait leur donner un statut dans le champ intellectuel... Mais n’est pas Aragon ou Picasso qui veut!
La revue des intellectuels communistes, la Nouvelle Critique, a toujours été l’objet d’attaques haineuses et elle-même ne faisait d’ailleurs pas dans la dentelle, telle cette critique théâtrale dans le numéro de décembre 1959 - que je relis- où André Gisselbrecht, rédacteur en chef adjoint, ne voyait, en gros, dans la pièce de Sartre, Les Séquestrés d’Altona, qu’un drame bourgeois. Le sociologue Michel Simon, dans une étude sur les racines sociales de la social-démocratie dans la région du Nord concluait : « le rapport des forces va se modifier très rapidement aux dépens de l’idéologie bourgeoise et du réformisme au profit de l’idéologie révolutionnaire et du prolétariat » tandis que Roger V. Henri affirmait que le lancement des spoutniks par l’URSS « montrait à ceux qui n’en étaient pas encore convaincus la supériorité incontestable du régime socialiste ». L’exercice rétrospectif est facile mais dans le même numéro Jean Massin tançait Jean Giono qui n’aimait pas Le Dernier des Justes, prix Goncourt : ce livre ne l’intéressait pas car ce serait plus du journalisme que de la littérature. Et Jean Massin d’ironiser : comment en effet s’intéresser à « ce fait-divers anachronique : l’extermination de six millions de Juifs par les hitlériens ». Jean Massin ajoutait au « désintérêt » de Giono la nouvelle définition, odieusement anodine, donnée alors par lePetit Larousse au mot antisémitisme : « doctrine de ceux qui sont opposés à l’influence des Juifs ».
Les temps ont changé et la prétendue hégémonie intellectuelle des communistes est d’autant moins de saison que le déclin du PCF a limité l’action de ses intellectuels organiques. Les intellectuels traditionnels lui ont trouvé beaucoup moins de charme et certains se sont même découvert des capacités insoupçonnées de lucidité rétrospective leur permettant d’entamer une nouvelle carrière en brûlant, de manière tout aussi stalinienne et aux applaudissements de la bourgeoisie, les icônes qu’ils avaient jusqu’alors si aveuglément adorées. De nouveaux venus, souvent issus du maoïsme, en rajoutèrent sous le label d’un antitotalitarisme mécanique devenu le sésame incontournable pour obtenir un statut de grand penseur dans le champ intellectuel.
Fort heureusement, de nombreux intellectuels ont rejeté les injonctions contre-révolutionnaires mais ne se reconnaissent plus ou mal dans un idéal communiste obscurci par la désastreuse et accablante expérience soviétique. Reste que le statut même de l’intellectuel est incertain. Le marxisme ne connaît que des travailleurs intellectuels obligés, dans une société capitaliste, de vendre leur force de travail intellectuelle ou les produits de celle-ci. Clara Zetkin, dans un rapport de 1924 au Vème Congrès de l’Internationale communiste affirmait : « l’exploitation qu’il (le travailleur intellectuel) subit n’est qu’un aspect particulier de l’exploitation et de l’asservissement de quelque travail que ce soit par le capitalisme ». Pour Marx, la séparation entre travail manuel et travail intellectuel est arbitraire et n’est due qu’à la division en classes de la société, séparation qui disparaîtra dans le cadre du « travail coopératif ». Mais il nous faut revenir à Gramsci.
6 juin 2011