Tous les hommes sont des intellectuels

Dans ses Cahiers de prison (Quaderni del carcere), écrits de 1930 à 1932, Gramsci soutient, à juste titre, que « dans n’importe quel travail physique, même le plus mécanique et le plus dégradé, il existe un minimum d’activité intellectuelle créatrice». Ce qu’a confirmé la psychologie aujourd’hui. La moindre tâche manuelle demande l’activation de moyens cognitifs tels que l’attention, la perception, la mémoire, la mobilisation de fonctions cognitives telles que la représentation et le traitement de l’information. Il s’agit là de la mise en œuvre de fonctions cérébrales clairement repérées. De même, des notions comme l’intention, la volonté, la conscience qu’un lieu commun immémorial ne voit que comme de purs produits de « l’esprit » ont des bases neuronales. Jusqu’à des réactions aussi nécessaires que l’émotion et la motivation qui ont un fondement cérébral parfaitement établi, en particulier dans la zone dite système limbique.

Tout cela pour dire que quiconque a un cerveau est potentiellement capable de toutes les acquisitions intellectuelles. Ce n’est plus alors qu’une affaire d’apprentissage afin de construire les savoirs et les savoir-faire constituant le capital culturel (plus ou moins valorisé socialement) de tout individu. Selon Gramsci, « il n’existe pas d’activité humaine dont on puisse exclure toute intervention intellectuelle ». On ne peut séparer l’homo faber, celui qui fait, de l’homo sapiens, celui qui sait. Et Gramsci poursuit : « chaque homme, enfin, en dehors de sa profession exerce une quelconque activité intellectuelle, il est un philosophe, un artiste, un homme de goût, il participe à une conception du monde, il a une ligne de conduite morale et consciente, donc il contribue à soutenir ou à modifier une conception du monde, c’est-à-dire faire naître de nouveaux modes de penser ». Certes tout le poids de la violence symbolique est là pour convaincre les dominés de leur indignité culturelle et intellectuelle, pourtant, avec Gramsci, « on pourrait dire que tous les hommes sont des intellectuels ». Et il ajoute - et c’est là le nœud du problème- « mais tous les hommes n’exercent pas une fonction (souligné par moi) d’intellectuel

Il faut dénoncer cet aspect méconnu de la domination symbolique qui a consisté à confisquer l’appellation d’intellectuel pour des agents ou acteurs sociaux exerçant simplement une fonction intellectuelle socialement reconnue (dans une société de classe, rappelons-le). Ces agents, intellectuels traditionnels, ont pour tâche spécifique de penser « l’universel » (bourgeois) et de diffuser le « juste-et-le-vrai-pour-tous » (doxa), pour reprendre une expression de Michel Foucault. En fait, il n’y a pas d’« intellectuels » tels que le sens commun tend à l’imposer, mais des enseignants, des médecins, des écrivains, des philosophes, des psychologues, des sociologues, des historiens, des mathématiciens, des physiciens, des biologistes, etc. exerçant tous une compétence particulière dans un domaine spécifique et qui n’ont pas d’aspirations sociales fondamentalement différentes de celles des métallos, des cheminots, des caissières ou des postiers.

Il reste que cette catégorie artificielle d’intellectuel ne cesse de susciter d’innombrables gloses. Il faut dire que les « intellectuels » adorent parler d’eux-mêmes. Jacques Julliard et Michel Winock en ont même fait un pavé de 1 200 pages (Dictionnaire des intellectuels français, Seuil, 1996). Des personnages aussi négligeables que le nommé Pascal Bruckner y ont une notice, de même que Kouchner dont on se demande quel peut bien être l’apport intellectuel à la pensée française. Par contre, un des philosophes actuels les plus intéressants, Jacques Rancière, n’y a pas eu droit. Parmi les élèves d’Althusser, Rancière a été autrement plus important qu’un B.-H. Lévy qui se vante impunément à la moindre occasion d’en avoir été. D’autres élèves d’Althusser sont dédaignés comme Etienne Balibar, Pierre Macherey ou Baudelot et Establet dont les livres sur l’école ont fait date. Leurs travaux (avec ceux de Bourdieu) sont expédiés à l’entrée « Ecole » du Dictionnairecomme « vulgate structuralo-freudo-marxiste » par un certain Guy Coq qui par contre loue les geignements réacs des Milner, Finkielkraut... Parti-pris impudent d’un idéologue libéral dogmatique.

20 juin 2011