Une « droitisation » qui vient de loin…

 


C’est toute une machinerie idéologique néo-réactionnaire qui se met en place, farcie de pseudo-concepts sans contenu, prénotions sans lendemain, fausses citations et vrais préjugés et assaisonnée de vocables censés effrayer des foules que l’on escompte crédules : indigénisme, racialisme, communautarisme, séparatisme, cancel-culture, wokisme, islamo-gauchisme… Des intellectuels comme François Dubet ou Elisabeth Roudinesco qu’il sera difficile de faire passer pour d’inquiétants gauchistes dénoncent l’un une « mise en scène maccarthyste visant à désigner les ennemis de l’intérieur » (le Monde, 12.01 2022), l’autre une « guerre à l’intelligence » (le Monde, 21.01.2022). Nul doute qu’ils vont être bientôt relégués dans la catégorie déshonorante des « idiots utiles » du terrorisme islamiste…

ACRIMED démonte les rouages de ce qu’il définit comme une « cabale médiatique bien rodée » (02.03.2021). Il apparaît que les vertueux pourfendeurs de l’islamo-gauchisme et de ses horreurs ne sont pas très regardants sur les preuves à apporter de « l’invasion » qu’ils annoncent . Pas la moindre enquête, ni référence ou donnée scientifiques, aucun article dans une revue à comité de lecture, c’est-à-dire un lieu où la validité scientifique d’une étude est certifié par les pairs. Par contre il faut subir une flopée de tribunes, communiqués, éditoriaux, interviews, commentaires se répondant et se recopiant, où les propos de tel un sont sont repris par tel autre comme démonstration définitive de la « menace », du « danger », de « la montée croissante », de « l’emprise grandissante » d’une « peste » qui « ronge », « gangrène », « infecte nos facs »… Valeurs actuelles reprend le Point qui se réfère à l’Express lequel cite Marianne qui s’en rapporte au Figaro… Sans parler des sites internet et des télévisions d’information continue bas de gamme comme CNews où l’on tourne en rond dans la même bouillie conceptuelle à coup de révélations bidonnées et d’indignations auto-entretenues…

C’est l’inévitable Taguieff qui dévoile tout le sens de l’affaire : une croisade contre la « gauche de gauche » qui serait « rageusement anti-occidentale » (on appréciera la finesse et l’objectivité de la part d’un idéologue qui se pique de science). C’est donc bien une machine de guerre visant à la disqualification de la gauche ou du moins de sa composante la plus conséquente avec ses valeurs (antiracisme, internationalisme, défense des opprimés, lutte contre toutes les discriminations…). Jusqu’à l’accusation ignominieuse d’une complicité avec les terroristes ! Taguieff, toujours lui, pseudo politologue mais authentique doctrinaire, s’attaquait déjà, en 2002, à ce qu’il désignait comme une « nouvelle configuration tiers-mondiste néo-communiste et néo-gauchiste » sous le nom de « mouvement anti-mondialisation ». Visiblement donc une nouvelle hydre à combattre. Finkielkraut de son côté feignait de s’alarmer de « l’union de gens issus de l’immigration (donc forcément islamistes, GLS) et d’intellectuels progressistes (appellation désormais honteuse et méprisée, GLS) ». Il s’agissait bien alors d’apeurer à bon compte le quidam moyen.

En fait, l’offensive idéologique réactionnaire que l’on appelle un peu vite « droitisation » de la société date d’une cinquantaine d’années. Un moment crucial a été, dans les années 70, l’imposture des « Nouveaux philosophes » qui n’étaient ni nouveaux ni philosophes mais la dénomination en fut revendiquée par ce phare de l’Occident qu’était Bernard-Henry Lévy soi-même. C’est une longue histoire où les révolutionnaires, les communistes en particulier, ont payé le prix fort. On rappellera seulement que la « Nouvelle Philosophie », essentiellement médiatique, fut lancée comme une marque de lessive au milieu des années 70 alors que venait juste d’être signé, en 1973, le Programme commun du Parti socialiste et du Parti communiste qui permettait d’envisager, horresco referens, la présence de ministres communistes dans un gouvernement de la gauche. En 1974, c’était la publication de L’Archipel du Goulag. Etrange conjonction. Et il est vrai que Soljenitsyne tombait à point pour un discours antitotalitaire qui n’était qu’une variation de l’anticommunisme le plus trivial. Il fut alors recommandé d’afficher son antitotalitarisme dans une multitude de cocktails mondains, de buffets chics, de concerts de gala, le « Goulag Circus » comme ironisa Régis Debray. Pendant ce temps, Pinochet écrasait le Chili sous la botte en 1973 et l’Argentine des généraux, au milieu des tortures et des exécutions sommaires, accueillait , en 1978, un Mondial de football que personne ne songea à boycotter (voir François Cusset, La décennie. Le grand cauchemar des années 80, La Découverte, 2006, pp. 27-28). Précisons que, même si Soljenitsyne se révéla rapidement antisémite, ultra-conservateur et nationaliste grand-russe, cela n’enlève rien à l’horreur du Goulag et à l’émotion soulevée... Quand elle était sincère et non opportuniste !

NIR 274. 9 février 2022.