Quand les économistes réfléchissent I

Dans une interview, début novembre, Michel Rocard déclarait: « on s’est mépris sur le non au référendum sur le Traité constitutionnel européen. Ce n’était pas un refus de l’Europe. C’était un non à la dérégulation du marché du travail ». Analyse pénétrante bien qu’un peu tardive. Mais qui est donc ce « on »? Il devrait en parler à un de ses collègues, un certain Rocard Michel qui, en mai 2005, injuriait les partisans du « non », parlant aimablement à leur propos de « pollution, d’agitation d’analphabètes ». Quant à Henri Guaino, il nous confie que la spéculation ne pouvait durer éternellement. Comment, il savait! Et il n’a rien dit! Jusqu’à Greenspan, le pape du credo capitaliste, dont la foi vacille: « j’ai trouvé une faille dans l’idéologie capitaliste ».

Ils sont ainsi un certain nombre d’éminents économistes et de brillants experts soit à passer aux aveux, soit à raconter tout et son contraire pour essayer de faire oublier la nullité de leurs précédentes analyses. Ils ne se sont même pas rendu compte que le véritable danger pour l’économie n’était pas l’âge de la retraite, leur obsession, mais une spéculation débridée où la recherche de chiffres de rentabilité extravagants a ruiné des pans entiers de ce qu’ils appellent maintenant « l’économie réelle ». Ils dramatisaient à outrance les « déficits publics » mais trouvaient normale et saine la valse des fonds spéculatifs se payant sur la bête, la dépeçant puis la liquidant pour passer à une autre.

Voyons, par exemple, quelle était la situation il y a deux ans, au dernier trimestre 2006. Nous étions encore en pleine période de gloire de l’ultralibéralisme triomphant. C’était l’euphorie. Pensez donc, le CAC 40 marchait du feu de dieu et l’on venait de vivre « un nouveau semestre faste pour les groupes français » (le Monde, 23.09.2006). Les plus gros bénéfices étaient pour Total et la meilleure rentabilité pour... Dexia! Vous avez bien lu, Dexia, la fameuse banque qui allait faire faillite deux ans plus tard! Et sans que les influents experts, chefs d’études économiques gonflés de leur importance, économistes officiels tout au bonheur de se sentir si intelligents et écoutés, n’entrevoient le bout du commencement du désastre financier. Incompétence? Aveuglement? Préjugé? Un peu de tout cela, c’est-à-dire les œillères libérales d’idéologues à prétention scientifique.

C’était l’époque où l’on célébrait avec emphase l’héroïsme de l’actionnaire au « revenu risqué, non garanti » face à la médiocrité du salarié, ce veinard au « revenu sûr et garanti ». Le « primat de l’actionnaire » était la seule théorie acceptée sous peine de ringardise et la seule réflexion des économistes consistait à pourfendre tout ce qui pouvait le gêner, intervention de l’Etat, coût du travail, services publics, protection sociale, code du travail, dépenses publiques, etc. Mieux, on réfléchissait sur la meilleure façon d’amortir ce fameux risque qui ferait la grandeur de l’actionnaire, en particulier par une politique fiscale avantageuse dont l’objectif à terme serait la suppression de toute taxation de la rente dans le noble dessein, bien sûr, de favoriser
« l’investissement », sans garantie, évidemment, dans un système capitaliste où la cupidité institutionnalisée fait toujours préférer la spéculation à très court terme. C’est toute la portée du « bouclier fiscal » de Sarkozy: les cadeaux fiscaux (aux riches) censés relancer la consommation (des riches) et donc l’activité (des pauvres) n’a fait qu’alimenter les transactions financières. Comble de l’impudence, un sénateur UMP propose aujourd’hui que les pertes à la Bourse de nos risque-tout soient déduites de leurs revenus imposables tandis que de deux de ses collègues députés voudraient que le montant des retraites des salariés soient calculé sur toute la carrière et non sur les meilleures années ce qui entraînerait un effondrement des pensions. Les braves gens!

Revenons à 2006. On était alors en extase, sans retenue ni condition, devant les revenus faramineux des Zacharias, Arnaut, Pinault... Madelin, que certains prenaient encore au sérieux, évangélisait les foules: « la vraie justice sociale ne consiste pas tant à combler les écarts de revenus qu’à favoriser l’enrichissement des plus déshérités ». N’est-ce pas merveilleux cet « enrichissement des plus déshérités »? Quant à la logique du raisonnement elle restera obscure pour les non- libéraux, l’important à retenir est qu’il ne fallait surtout pas toucher aux « écarts de revenus ». On comprend pourquoi le PDG de Gucci prédisait de « belles années » au luxe: « il y a de plus en plus de riches dans le monde et les riches sont de plus en plus riches ». Et pendant ce temps à quoi servaient nos illustres économistes, la fine fleur de l’intelligence française, donneurs de leçons patentés et conseillers du prince? Incapables de voir plus loin que le bout de leur dogme libre- échangiste, indifférents à ce qu’on appelle aujourd’hui les dérives du capital financier, défenseurs implacables de la rente sous l’appellation supposée noble de « compétitivité », l’essentiel de leur réflexion consistait, comme nous allons le voir, à combattre furieusement ces fléaux de notre temps que sont, sans conteste, les dépenses publiques, les salaires, la protection sociale.

8 décembre 2008