Figures de la domination
Tout autour du monde enchanté des dynasties grandes bourgeoises et de leurs séides qui régentent nos sociétés et en capitalisent les biens gravite toute une fraction de petite et moyenne bourgeoisie plus ou moins intellectuelle fascinée par un mode de vie, hors de sa portée, qui est un instrument de la domination symbolique. Elle a sa presse, le Monde, Libération, le Nouvel Observateur pour la gauche raisonnable, le Point, l’Express pour la droite hargneuse et, quand on se pique d’économie, les Echos, la Tribune, Challenge. Il faut voir leurs pages de pub de luxe censées faire rêver le lecteur et lui donner l’illusion d’appartenir à l’élite : tout n’est que « Bien être au sommet », « Evasion en blanc », « Spas aux myrtilles et au miel de sapin », « Palmeraies et palaces » à Marrakech, « Lofts de luxe, Tours de verre, Hôtels design », sans parler de Yonger et Bresson, Prada et les indispensables adresses des boutiques Rolex ; snobisme, m’as tu vuisme et compagnie comme dit le vulgaire mais que les gens chics appellent « show-off ».
Ces gens ont leurs héros et le supplément « Luxe » du Monde, vague catalogue huppé sans le moindre intérêt mais censé renflouer les caisses, flagorne sans scrupules un Bernard Arnaud très content de soi comme mécène de sa Fondation Louis-Vuitton (Septembre 2009). Et, comme on n’a que les penseurs qu’on mérite, c’est Arnaud lui-même qui est invité à philosopher sur les « vraies valeurs pour les produits de luxe ». C’est aussi nul que prétentieux : « qualité extrême », au prix que ça coûte c’est bien le moins ; « légitimité des formes », ça ne veut rien dire (que serait donc une forme illégitime?) mais ça fait bien ; « racines de leur histoire », ce n’est qu’un désolant pléonasme ; « inventivité de la création », que serait donc une création non-inventive? Mais c’est avec un « philosophe » patenté que l’on touche le fond, l’aussi indispensable qu’insignifiant Pascal Bruckner, par ailleurs spécialiste auto proclamé des émois amoureux chez les bobos. Dans la même publication (mai 2009), il vient de découvrir, après de longues réflexions, que « le principal problème des revenus réside dans leur inégale répartition ». Pas de doute, nous tenons là le Marx du XXIème siècle!
Dans ce milieu, on a aussi des réflexes de caste comme on l’a vu avec les affaires Mitterrand et Polanski. Au-delà de la personne, d’ailleurs surestimée, de Frédéric Mitterrand, le tourisme sexuel reste du tourisme sexuel, qu’il soit homo ou hétérosexuel. La réalité, c’est que Mitterrand s’est conduit comme un riche occidental qui, le portefeuille bourré de dollars, va s’offrir de la chair fraîche exotique en spéculant sur la misère de ces pays appelés pauvres. Ce comportement est une véritable métonymie du colonialisme en ce qu’il est parfaitement signifiant du tout de la domination coloniale. L’exploitation sexuelle est encore un tabou à dévoiler qui a toujours accompagné l’exploitation coloniale et qui apparaît parfois sous la forme plaisante d’une rengaine pseudo sentimentale ( Ma Ton ki ki, ma Ton ki ki, ma Tonkinoise!...) La coterie intellectuelle va jusqu’à faire de Mitterrand une victime dont l’homosexualité mal assumée aurait trouvée sa rédemption, malgré ses remords, dans l’usage consolatoire des prostitués thaïlandais. Excuse ultime, il en aurait fait de la littérature, assez médiocre, hélas, pour qui s’est donné la peine d’aller prendre connaissance de la chose.
Avec l’affaire Polanski, où l’on a vu de prétendus intellectuels se livrer à un festival de beauferie machiste aussi consternant que peu étonnant, c’est peut-être pire. Ici aussi, c’est Polanski la victime pervertie par une « Lolita » de 13 ans dont les « formes bronzées » lui en faisait paraître davantage. C’est dire sa responsabilité! Tous les arguments abjects du violeur ordinaire ont été repris, du genre: elle l’a bien cherché, « personne ne l’obligeait à se rendre en sa seule compagnie (de Polanski) en un appartement désert pour y poser seins nus » comme ose dire Bernard Langlois dans Politis. Parce que, à 13 ans, poser nue implique nécessairement de coucher. Une petite salope, quoi, qui faisait rien qu’allumer le grand homme! (voir l’excellent texte de Mona Chollet sur www.peripheries.net).
On a tout entendu, jusqu’à la mère indigne qui aurait jeté sciemment sa fille dans les pattes de Polanski. Comment n’aurait-il pas cédé, le pauvre! Et toujours le même sous-entendu crapuleux : elle devait bien être consentante, allez! D’ailleurs, elle avait un petit ami de 17 ans, donc elle devait déjà être « bonne ». Et il va de soi qu’une adolescente de 13 ans ne peut qu’avoir très envie de se faire sodomiser par un type célèbre qui a l’âge de son père. Certains, comme Finkielkraut s’accrochent à l’accusation de pédophilie qui, à quelques mois près, ne tiendrait pas : parce qu’à partir d’un certain âge « forcer » une fille serait donc parfaitement licite? Comme quoi, une certaine classe intellectuelle n’hésite pas, par solidarité de clan, à recycler les pires clichés de la domination masculine.
7 décembre 2009