Archéologie des nouveaux réactionnaires

Qu'y a-t-il donc derrière la critique que font les nouveaux réactionnaires de ce qu'ils appellent la « bien pensance »? La face visible en est la mise en cause moqueuse ou indignée d'une série de valeurs malaisément et peu à peu légitimées par trois siècles de progrès humain. En particulier, en mettant au jour toutes les formes de domination, sociale, ethnique, sexuelle... -dévoilement insupportable aux conservateurs-, les sciences sociales ont fini par bousculer la tranquille naturalisation d'un ordre du monde où l'oppression, l'aliénation, l'exploitation étaient conçus comme l'ordonnancement universel de l'humanité voulu par Dieu ou la Providence. Ces plaies n'ont certes pas disparu mais on ne peut plus les revendiquer comme les formes ataviques de socialisation d'une prétendue nature humaine dont l'immuabilité a toujours été prêchée par les idéologues conservateurs.

C'est ici la face cachée du discours néo-réactionnaire qui ne s'en prend à la supposée bien pensance du XXIème siècle que pour réhabiliter celle, avérée, du XIXème. C'est en creux que l'on peut voir alors la réalité d'une manière de penser conservatiste revendiquant agressivement ce que Emmanuel Terray appelle les «pivots de la pensée dextriste», «réalisme, ordre, inégalité, autorité » (Penser à droite, Galilée, 2012). Ainsi caricaturer l'égalité en « égalitarisme », ce n'est, au fond, qu'exprimer la haine recuite qu'inspire aux conservateurs de toujours tout projet de sociétéégalitaire. Ce qui reste ici au cœur de la pensée réactionnaire, c'est la croyance irrationnelle en lanécessité d'une inégalité (sociale) des positions (empiriquement constatée) comme effet inéluctable d'une inégalité (naturelle) des dispositions (opportunément postulée). Ce n'est pas pour rien qu'un des thèmes favoris des ultraréactionnaires de la « Manif pour tous » était la défense inconditionnelle de ce qui serait un ordre naturel des choses. La naturalisation de l'ordre social existant a toujours été l'instrument des conservateurs pour légitimer les inégalités, les privilèges, les injustices...

De même, railler les acquis sociaux (dénoncés hargneusement comme des « avantages ») ainsi qu'il est de mode dans les médias, n'est que la manière d'exprimer un mépris venimeux du peuple appuyé sur l'adhésion aristocratique à l'idée d'une hiérarchie sociale intangible où chacun doit être et rester à sa place. Les pauvres n'ont que la condition qu'ils méritent et doivent s'y tenir. Toute forme d'aide fondée sur la solidarité ou la coopération sera disqualifiée comme un assistanat générateur de paresse car allant à l'encontre d'un ordre naturel exigeant pour bien fonctionner des supérieurs et des inférieurs, des dominants et des dominés. Aucune justice sociale n'a lieu d'être, Dieu, la Nature ou la Providence ont assigné chacun à son rang, tenter d'en sortir serait blasphématoire et attentoire à l'ordre du monde. On comprend que les conservateurs aient toujours été généralement hostiles aux sciences humaines : celles-ci montrent que tous les rapports sociaux sont construits et que ce que l'homme a fait il peut le défaire ou le refaire. Insupportable prétention mettant en cause la croyance complaisante en une transcendance figeant les rapports humains au profit des possédants, des exploiteurs, des oppresseurs...

La doxa réactionnaire n'a donc ici rien de nouveau et n'est que la remise au goût du jour des idées les plus rances d'une bourgeoisie du XIXème siècle dont l'étroitesse d'esprit n'avait d'égale que la cupidité. Le plus extraordinaire est que ses promoteurs jouent les opprimés malgré leur présence insistante, je l'ai dit, dans les médias, les journaux, les magazines : on se rappelle sans doute les « Unes » racistes hallucinées du Point ou de l'Express. Le pire est peut-être aujourd'hui cette vieille publication d'extrême-droite, vaguement dépoussiérée, qui s'est découvert une vocation ultraraciste et qui a pour titre Valeurs actuelles. A propos de bourgeois, il est intéressant de noter le lectorat qu'elle revendique dans sa publicité auprès des annonceurs : « des lecteurs qui disposent d'un patrimoine supérieur à 600 000 euros, ont cent bouteilles en cave, voyagent en première classe ou comptent acheter une voiture neuve à 25 000 euros dans l'année ». Bref, comme dit le Monde, « l'archétype du notable de province ». Les néo-réactionnaires ne sont que d'éternels réactionnaires, figures ou porte-paroles du conservatisme des possédants !

24 mars 2014